Le rock’n’roll n’est pas mort. Mais ses pionniers encore en vie se comptent sur deux doigts d’une main : Jerry Lee Lewis et Wanda Jackson. 84 et 82 ans. Lui, poulain sauvage de l’écurie Sun Records, entré dans l’histoire en foutant le feu à son instrument, en transformant la musique d’église, la country et le boogie-woogie en rock’n’roll diabolique. Elle, chanteuse country qui s’est offert une belle aventure rock’n’roll aux côtés d’Elvis. De Little Richard à Chuck Berry en passant Johnny Cash, Carl Perkins, Bo Diddley, Bill Haley, Elvis Presley, Gene Vincent, Eddie Cochran, Buddy Holly et Hank Williams, Qobuz rend hommage aux précurseurs du rock.

Little Richard est mort en mai 2020, Chuck Berry en mars 2017 et Bo Diddley en juin 2008. Ces trois-là sont inimitables, irremplaçables, reconnaissables dès la première seconde, l’un pour sa voix, l’autre pour sa guitare, le troisième pour son rythme. Little Richard est le plus hystérique et débridé, entertainer travesti dans la tradition du vaudeville et prototype du rockeur transgressif, le roi (ou plutôt la reine) du cri suraigu, comme un larsen vocal. Enregistrées dans un studio de la folle et festive Nouvelle-Orléans, ses chansons pour le label Specialty (Tutti Frutti, Lucille, Long Tall Sally, Jenny Jenny, Rit It Up, Keep A-Knockin’…) sont des diables sortis d’une boîte, tellement sauvages que Little Richard lui-même en a eu peur, et qu’il est retourné dans le giron de l’église pour arrêter de les jouer.

Momentanément, dieu merci. Dans ce triangle de rockeurs noirs, Chuck Berry est le sommet. En 1955, lors de l’embrasement du rock’n’roll, le chanteur du Missouri a dix ans de plus que la moyenne de ses collègues. Il n’a pas l’air de découvrir sa musique en la faisant, il mène la danse, il maîtrise. Ce n’est pas un artificier, mais un magicien qui fait entrer dans sa guitare la rudesse et l’efficacité du blues, la sophistication du jazz, l’horizon de la country et la frontière avec le Mexique. Tisonné par un riff de guitare qui n’appartient qu’à lui, le rock’n’roll de Chuck Berry est à part. Aussi dansant et sexy que lettré, poétique, romanesque. Pour retrouver un idéal de l’adolescence dans l’Amérique des années 50, comme on colle un coquillage à son oreille pour entendre l’océan, ce sont les chansons éternelles de Chuck Berry qu’il faut écouter. Et il y en a beaucoup de Roll Over Beethoven à Maybellene en passant par Carol ou son classique Johnny B. Goode. Comme Chuck Berry, Bo Diddley, qui a grandi à Chicago, enregistrera ses meilleurs disques sur le label local Chess Records. C’est un label de blues, et Bo Diddley est presque un musicien de blues. Voire d’avant le blues. La signature rythmique de ses chansons – le fameux Diddley beat – semble venir du continent africain via les Caraïbes. Un rythme de transe, venu aussi des Églises baptistes, sur lequel Bo Diddley plaque ses clameurs truculentes et ses accords primitifs de guitare carrée. Bo Diddley a inventé son style, et aussi sorti un des premiers et plus furieux albums live de l’histoire du rock – Bo Diddley’s Beach Party en 1963.

En remontant les nécros du rock, les trois prochains font la paire. Johnny Cash, mort en 2003, puis Carl Perkins, mort en 1998, et Roy Orbison, mort en 1988. Tous les trois de l’école Sun Records, promotion 55. Carl Perkins a longtemps été guitariste dans le groupe de Johnny Cash. Des vrais pionniers du rock, forgés par Sam Phillips dans son petit studio de Memphis, mais chacun avec son style, sa personnalité. Cette musique de petits Blancs du Sud est ce qui se rapproche le plus du blues noir des années 20 et 30 : le genre musical est un terreau, un terrain, voire un terroir, où chacun bricole son truc comme ça vient, avec ce qu’il a sous la main, ou au fond de l’âme. A Johnny Cash, un folk boogie efflanqué et minimal parcouru par une voix longue et basse comme un train de nuit (I Walk the Line, Get Rhythm, Folsom Prison Blues…). A Roy Orbison, des chansons hantées, qui jouent à se faire peur (Rock House, Ooby Dooby, Domino…). A Carl Perkins, le classique Blue Suede Shoes, et le rock hillbilly qui rend fou et joyeux comme un alcool de contrebande (Honey Don’t, Matchbox, Dixie Fried…).

Cette école, c’est le rock avant qu’il ne devienne scolaire, standardisé ou autoparodique. C’est l’époque où il a encore un gros accent du sud, un pied dans la country et l’autre dans une chaussure en daim bleu. Cette école primaire du rock’n’roll a un nom, le rockabilly, et des centaines d’élèves buissonniers, ploucs magnifiques qui ont rêvé de devenir Elvis en foutant le feu à la country de leurs parents. Les plus connus sont passés par les studios Sun (Charlie Feathers, Sonny Burgess, Billy Lee Riley, Charlie Rich…). D’autres sortent du bois un peu partout, mais surtout dans le Sud (quelques-uns sont à découvrir dans la playlist). L’une des légendes du rockabilly, au bon endroit au bon moment (Memphis, 1954), aurait fait un essai chez Sun, mais sans être retenu par Sam Phillips. C’est Johnny Burnette & The Rock 'N Roll Trio, qui se trouvera un label à New York puis enregistrera à Nashville une poignée de classiques inoxydables (Train Kept a Rollin’, Lonesome Train…). Puis il meurt de noyade en 1964 lors d’une partie de pêche sur un lac californien.

Peu s’en sont émus, mais deux ans après Johnny Cash, s’est éteint un des grands seconds rôles du rockabilly, Hasil Adkins. Il n’est pas exactement un pionnier – ses rares premiers disques sont sortis dans la première moitié des années 60 –, mais il vivait de toute façon dans un monde parallèle. Originaire de Virginie-Occidentale, Hasil Adkins s’était mis à la musique après avoir entendu la musique de Hank Williams à la radio. Hank Williams jouait avec un groupe, mais Hasil Adkins ne le savait pas. Il a donc essayé de faire le son d’un groupe tout seul, en jouant de la guitare, de l’harmonica et de la batterie en même temps. Vivant dans un coin assez reculé des Appalaches, Hasil Adkins remplaçait parfois les cordes cassées de sa guitare par du fil à pêche. L’anecdote est édifiante pour aider à comprendre sa musique. Du rock’n’roll techniquement primitif, mais avec toutes les qualités requises dans le fond : de la naïveté, de la sauvagerie, de l’idiotie, du style. Sa chanson She Said est un sommet d’art brut appliqué au rock’n’roll.

Le suivant sur la liste, mort en février 1981, est un roi bien mal aimé du rock’n’roll : Bill Haley, chanteur de rock dès le début des années 50, et interprète d’une poignée de classiques du genre, dont un des tout premiers, Rock Around the Clock. Bill Haley a connu un succès mérité chez les amateurs de rock acrobatique et au-delà, mais il ne colle pas avec le mythe du rockeur et le marché adolescent inventé à l’époque. Rien de dangereux, subversif ni sexy n’émane de ce gros bébé borgne en chemise à carreaux bien rentrée dans le pantalon. Pourtant, à les réécouter sans préjugés, ses chansons sont d’énergétiques et savoureux cocktails de musique à danser, à base de western swing, de jump blues, avec parfois un nuage de mambo et toujours des champions à la guitare. Mais c’est sûr, en termes de fantasme rock, on pense moins souvent à Bill Haley qu’à Elvis. Qui, ça tombe bien, est le prochain sur la liste.

Faut-il vraiment, au risque de lui faire injure, présenter Elvis Presley ? On rappellera simplement qu’en poussant la porte des studios Sun pour y enregistrer ses premiers titres, Elvis a fait basculer le monde (musical et social) dans une nouvelle ère. Avant d’accéder au statut de roi du rock, il est un révolutionnaire. Et le meilleur chanteur de l’époque, avec le meilleur son de groupe. De That’s All Right Mama à Blue Moon en passant par Mystery Train, ses chansons de jeunesse, enregistrées en 1954 et 1955, sont les joyaux de la couronne. Après ça, très vite, le rockabilly et le rock’n’roll auront tendance à se répéter, puis à s’affadir. Les Sun Sessions d’Elvis, c’est le Big Bang, l’excitation de la nouveauté. On sait que qu’Elvis et Sam Phillips ont inventé cette musique presque par accident. Elvis et ses deux musiciens ramaient en studio, ils se sont mis à faire les couillons en jouant à toute vitesse une reprise d’un blues d’Arthur Crudup, That’s All Right. Sam Phillips a aimé ce qu’il a entendu, il a fait tourner la bande et capté la naissance du rock…

On le sait, Elvis Presley avait un frère jumeau mort-né, Jesse Garon. Mais son autre frère aussi maudit qu’imaginaire aurait pu être Gene Vincent. Parce qu’ils sont nés la même année (1935), parce qu’ils sont morts dans la même décennie (1971 pour Gene Vincent, 77 pour Elvis), parce qu’ils sont cultes. Avec son magnifique groupe les Blue Caps, Gene Vincent est l’homme du classique Be-Bop-A-Lula. En 1956, Elvis Presley devient une star nationale et Gene Vincent lui colle aux basques avec un premier album de rockabilly ébouriffé. C’est un beau chat de gouttière maigre et nerveux, moins sensuel qu’Elvis, mais tout aussi énergique. Le groupe de Gene Vincent favorise aussi l’apparition d’un des premiers guitar-hero du rock, Cliff Gallup, un homme qui fait des étincelles avec ses doigts.

Amis de Gene Vincent, les deux prochains présentent quelques similitudes : des morts violentes, des carrières courtes, une influence énorme. Buddy Holly, mort en février 1959 dans le crash d’un avion, et Eddie Cochran, mort en avril 1960 dans un accident de voiture. Ils étaient amis. Le groupe de Buddy Holly, The Crickets, a même accompagné Eddie Cochran après la mort du premier (et avant celle du second). Eddy Mitchell, qui aurait pu s’appeler Eddy Holly, leur a consacré la chanson J’avais deux amis en 1965. Tous deux venaient de la musique country et incarnaient la deuxième vague du tsunami rock’n’roll, celle de 1957-59, qui piochait son répertoire dans les tubes tout frais de Chuck Berry, Little Richard, Carl Perkins ou Elvis. Ainsi, Blue Suede Shoes, d’abord composée par Carl Perkins, a été reprise par Elvis, puis Eddie Cochran et Buddy Holly, et plus tard par Bill Haley et Jerry Lee Lewis – pour ne parler que de nos chers rockers. Buddy Holly a même repris la chanson Bo Diddley de Bo Diddley, qui pourtant parlait de Bo Diddley. Buddy Holly n’était pas mauvais en rockeur de seconde main, mais son grand dessein, c’était la pop. Buddy Holly savait chanter suave et sucré, composer des mélodies mémorables et les enjoliver de gimmicks – comme quand il a le hoquet sur Peggy Sue. Cette lumière douce dans sa musique, c’est l’aube de la pop moderne, qui, quelques années plus tard, va éblouir les jeunes Beatles.

A Buddy Holly l’invention du format pop, et à Eddie Cochran celle du hard rock – en exagérant à peine. Eddie Cochran est le James Dean du rock’n’roll. Petite gueule à croquer, énergie féline, capacité à endosser les rôles dans ses chansons comme s’il était au cinéma, ici rocker hillbilly et ailleurs crooner à violons. D’ailleurs, ses chansons les plus rock sonnent scénarisées comme des teen movies : les intros de C’mon Everybody, Summertime Blues, Nervous Breakdown et Somethin’ Else sont des shots d’adrénaline qui donnent envie de s’entasser à huit dans une voiture rapide avec un pack de bières, direction l’inconnu. Et sa façon de jouer de la guitare en accords plaqués et saturés a été une claque pour toutes les futures brutes du rock, de Blue Cheer aux Sex Pistols en passant par les Who, Hendrix et Led Zeppelin.

Eddie Cochran et Buddy Holly ont-ils été les premiers morts tragiques et légendaires du rock ? Non, il en est un qui les précède et hante tous les autres. C’est Hank Williams, qui s’est endormi le soir de la Saint-Sylvestre de l’an 1953 sur le siège arrière de la voiture qui l’emmenait vers son prochain concert, et ne s’est jamais réveillé. Mais c’est quand même lui le premier. Dans la deuxième moitié des années 40, Hank Williams inventait la formule du futur rock’n’roll en mélangeant country, blues et musique religieuse, le tout à sa façon unique et arrosé de diverses substances plus ou moins licites. Avec ses origines sudistes, sa silhouette de chat pelé en costume western, son regard cave et fiévreux, ses chansons à la fois sombres et dansantes, sa courte vie (mort à 29 ans) de bad boy et son énorme succès commercial malgré tout ce qui précède, Hank Williams est devenu la première icône de la country moderne. Et un exemple pour la jeunesse turbulente qui, bientôt, va danser le rock’n’roll sur sa tombe.