Nous poursuivons la publication des mémoires de Michel Bernstein telles qu’elles furent présentées pour la première fois sur le site www.abeillemusique.com en 2004. Troisième épisode...

La publication originelle de ces souvenirs comportait des flash-back importants, dus au fait que Michel Bernstein produisait un nouveau texte chaque semaine, après avoir épuisé les textes déjà écrits. Nous avons ici remis de l’ordre dans ces passages en regroupant ceux qui traitent d'Astrée, puis de la naissance d’Arcana et de ses aventures artistiques.Yves Riesel

« Ainsi va la vie... »

La naissance d’Astrée

«Lorsqu’en 1975, j’avais créé Astrée, la nouvelle musique ancienne en était encore à ses débuts. Auparavant les exécutions sur instruments d’époque étaient réservées à des cercles restreints d’amateurs pour lesquels le plus souvent jouaient des musiciens passionnés mais qui n’avaient pas véritablement réussi sur les instruments de notre temps. La viole de gambe, par exemple, était accusée d’être par nature un instrument faux et grinçant parce qu’elle était tenue par des violoncellistes qui n’avaient pas fait carrière, et qui jouaient faux et grinçant aussi sur le violoncelle. On se gaussait également de ce luthiste du XVIIe siècle qui avouait sur ses vieux jours avoir passé soixante années de sa vie à tenter de s’accorder. Pourquoi en irait-il autrement de nos jours ?

Or, dans le courant des années soixante, on vit surgir une génération de musiciens d’un tout autre calibre. Il s’agissait d’artistes qui, délaissant l’instrument moderne qu’ils pratiquaient précédemment, choisissaient volontairement une démarche musicologique, organologique et musicale s’inscrivant en faux contre les pratiques surannées dont la musique antérieure au style classique avait été le lieu. Ce fut une véritable rupture qui conduisit les clavecinistes et les organistes, les violistes et les luthistes et bien entendu les chefs d’ensemble à tout remettre en question : l’importance et la composition des effectifs, les cordes en métal et les instruments, l’articulation des phrasés et l’accentuation, les pratiques d’exécution.

Ce furent surtout des musiciens qui se donnèrent les moyens techniques de pratiquer un jeu virtuose pour faire passer au public le message décapant qui les habitait. Ainsi les Frères Kuijken et Nikolaus Harnoncourt, Michel Chapuis et Gustav Leonhardt, Jordi Savall et Wieland Kuijken, Hopkinson Smith et Paul O’Dette – entre autres – firent la démonstration que l’on pouvait pratiquer les instruments et les traités d’époque tout en étant de formidables artistes, rompus aux techniques les plus élaborés et capables de rayonner sur des auditoires non prévenus mais fascinés. À l’origine plutôt nordique et britannique, le mouvement gagna de proche en proche une grande part des pays de l’Ouest européen.

« De vieilles planches tout juste bonnes à alimenter un bon feu de cheminée »

La réaction ne se fit pas attendre. L’establishment musical déclara plus ou moins ouvertement la guerre aux idées nouvelles (anciennes ?) et une partie de la critique leur servit de porte-voix. Se souvient-on d’un certain docteur Gérard Zwang, sexologue macho de son état dans le plus pur style colonial, proclamant urbi et orbi que les clavecins qui nous étaient parvenus à travers les vicissitudes des siècles n’étaient que des vieilles planches tout juste bonnes à alimenter un bon feu de cheminée ? Pour ma part, je fus confronté à un membre éminent de l’Académie Charles Cros qui, jusqu’alors, avait fait profession de respect et de sympathie à l’égard des productions que j’éditais, mais qui refusa d’écouter l’admirable Prélude de la Première Suite de viole de François Couperin dans la version de Jordi Savall – il n’y en avait d’ailleurs pas d’autre aux catalogues – au prétexte que « Savall jouait comme ce Kuijken ». La seule façon dont ce critique et éminent académicien faisait sonner le « j » flamand de Kuijken traduisait la marque même de l’infamie.

Dix ans plus tard, alors que Savall était devenu l’un des plus significatifs parmi les musiciens de l’époque, sans toutefois avoir reçu quelque récompense que ce fut de l’Académie Charles Cros, en dépit des efforts incessants de Philippe Beaussant, je me lançai à écrire à cet ancien ami une lettre de six pages pour lui demander si, à l’épreuve du temps, il ne valait pas de reconsidérer sa position, ou du moins pratiquer la neutralité en regard de l’immense admiration que suscitait notre violiste. Ma lettre resta sans réponse. Mais je sais qu’elle fut reçue, lue, et que ledit critique dit à l’ami avec lequel il s’entretenait : « Je vais lui répondre ». J’attends encore. Un dernier exemple : le musicologue Saint-Arroman, dans un de ces cours d’été que les festivals commençaient à pratiquer d’abondance, soutenait, preuves à l’appui, qu’à l’origine, le menuet était un mouvement rapide. Ce qu’entendant, le flûtiste Christian Lardé, pourtant excellent musicien que j’avais enregistré avec plaisir, entra dans une vive colère et interdit à ses élèves d’un été de suivre dorénavant les cours de ce « fauteur de trouble de Saint-Arroman ».

Telle était l’ambiance de combat qui régnait en cet an de grâce 1975, lorsque je signai l’acte de naissance d’Astrée. Je me souviens d’ailleurs que je m’engageai profondément à l’époque dans ce que j’appelais « un mouvement de pensée », une chapelle revendiquant le droit à la subjectivité.

Au moment où je créai Arcana, au contraire, les esprits étaient apaisés, la cause était gagnée de longue date, il n’y avait plus guère d’opposant et le film Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1994, ndlr) avait touché plus d’un million de spectateurs devenus fort savants sur les frettes et sur le nombre de cordes des violes. Savall se faisait aborder dans les trains par des personnes de tout âge et de toute condition pour demander telle ou telle caractéristique de son instrument et le chauffeur du taxi que je gardai un jour après avoir déposé Jordi à son hôtel me demanda s’il s’agissait bien du célèbre Savall qu’il écoutait religieusement sur France Musique (qui était encore écrit au singulier si ma mémoire est bonne).

« Privé du travail de ma vie »

Dirai-je que cette sérénité retrouvée était quelque peu frustrante, que je ne me sens jamais autant moi-même que lorsque j’ai quelque chose à faire découvrir, quelque personne hésitante à convaincre. Ajoutez une petite déconvenue à voir le mouvement du retour aux sources presque exclusivement confisqué par l’ère baroque, – au détriment notamment de la Renaissance – et le noble combat des prophètes reproduit à l’infini par une cohorte de disciples qui s’évitaient les affres de la recherche, en assistant à quelques cours de leurs glorieux aînés pour en extraire des recettes. La musique baroque à l’ancienne était confisquée par des instrumentistes en trop bonne santé artistique.

Enfin, je ne peux cacher la peine que j’ai ressentie à être privé du travail de ma vie dont on s’ingéniait à gommer toute trace de propriété intellectuelle, et la déception de voir certains artistes, à la cause desquels j’avais contribué par tous mes moyens, sacrifier la pureté des intentions originelles pour une cohabitation avec tant de ces musiciens qu’ils tenaient auparavant pour médiocres.

C’est en avril 1992 que parurent les quatre premiers Arcana. À la fin de l’année, ils étaient neuf. Or, si mon objectif éditorial avait bien été respecté, la manière dont furent reçus ces disques me laissa quelque peu perplexe. Dès 1991, j’avais réservé un stand à Musicora – qui se tenait encore au Grand Palais – à seule fin d’annoncer mon intention de créer Arcana : « l’année prochaine à Musicora… » disais-je en substance. Et de fait, lors de Musicora 1992, nos quatre premiers disques ornaient les parois du stand, encadrant le sigle tout fraîchement conçu. Les visiteurs ne s’y trompèrent pas qui furent séduits par l’allure – et le professionnalisme – de notre production nouvelle. « Astrée pur et dur devient donc désormais Arcana » nous disait-on.

Étrange atmosphère à Musicora cette année-là...

Il régnait cependant une étrange atmosphère. Nombre de personnes qui me connaissaient de longue date prenaient pour parvenir au stand Arcana des chemins tout à fait détournés et jetaient des regards plus ou moins apeurés pour s’assurer qu’ils n’étaient pas vus des nouveaux maîtres d’Astrée. Ceux-ci, en effet, avaient mis au point un système d’espionnage que je suivais d’un œil parfaitement goguenard : à quelques stands du nôtre, de l’autre côté de l’allée, exposait un facteur de pianos stratégiquement bien placé et, à intervalles réguliers, derrière les couvercles grands ouverts de ses pianos, surgissait furtivement une chevelure surplombant un front et une paire d’yeux. Ainsi chacun de nos visiteurs était-il catalogué et l’un des représentants de mon ancien partenaire avec lequel je m’étais toujours bien entendu, ne resta que quelques secondes, juste pour nous annoncer que son patron était dans un état de fureur hallucinée et que lui-même était sous interdiction absolue de nous rendre visite. Cependant, l’attitude de la presse à l’égard d’Arcana durant la première année fut ce qui me surprit le plus. Depuis longtemps, les disques que j’éditais recevaient un grand nombre de ces distinctions que la presse aime à décerner aux publications qui lui paraissent significatives. Et voilà que soudain, si les critiques restaient pour la plupart extrêmement élogieuses, il n’y avait pas de distinctions suprêmes, au moment même où elles eussent été justement les plus nécessaires. J’avais pourtant annoncé mes intentions à l’avance et généralement reçu des encouragements devant mon projet. Mais, pondérait-on, « on va voir ce que vous allez nous sortir ». Comme si, depuis plus de trente ans que je servais l’édition du disque, on ne savait pas ce que l’on pouvait attendre de moi.

Le magazine Répertoire privé de pub par ma faute !

La situation était, il faut dire, extrêmement délicate pour les organes de la presse spécialisée. Arcana surgissait juste au moment où le film Tous les matins du monde marquait la consécration des options que j’avais défendues avec acharnement et dans la difficulté depuis seize ans, triomphe dont je venais justement d’être privé. Chacun savait que, sans mon action continue, le film n’aurait sans doute jamais existé, mais il était de l’intérêt de tous de l’ignorer. Car le film fut le prétexte à une médiatisation publicitaire d’une ampleur jamais atteinte auparavant pour un projet basé sur de la musique dite « classique » à caractère plus ou moins ésotérique. Chaque magazine spécialisé recevait chaque mois cinq à six pages de publicité, une manne que l’on ne pouvait laisser tomber même pour l’amour d’un éditeur valeureux mais plus que modeste sur le plan financier et dont on pouvait toujours craindre qu’il ne tienne pas le coup. La pression fut en effet très forte. Pour avoir laissé publier dans Répertoire un article sur notre disque Alessandro Scarlatti disant : « Tous ceux qui attendaient Michel Bernstein dans ses nouvelles œuvres ne seront pas déçus. Ce disque est avant tout une prodigieuse réussite technique, qui devrait reléguer définitivement au chapitre des faux débats celui de la vérité d’un enregistrement numérique… travail d’édition remarquable… », Georges Cherrière, à l’époque propriétaire et directeur de Répertoire, fut littéralement puni : privé pendant six mois de toute publicité de la part d’Astrée, soit vingt-cinq à trente pages au total. Ce fut dur à supporter pour lui. Seul Télérama ne se laissa pas influencer. Dès le début, Arcana obtint plusieurs fois le fameux quatre ffff tant convoité. Mais les opérations d’intimidation à mon endroit ne cessèrent pas pour autant.

Déjà des huissiers chez une filiale de la GMF, et Arcana menacé d'être poursuivi devant les tribunaux pour contrefaçon !

Le premier diffuseur d’Arcana en France avait été la société Wotre Music Distribution, une émanation de la FNAC que détenaient alors les assurances GMF. Or, un beau matin un huissier se présente aux bureaux du distributeur rue du Cherche-Midi à Paris, pour saisir en vertu d’un référé un exemplaire des quatre premières parutions Arcana. Les nouveaux maîtres d’Astrée, prétextant une similitude de présentation avec leurs disques, voulaient poursuivre Arcana devant les tribunaux pour contrefaçon ! L’affaire ne dura pas longtemps, les avocats ayant persuadé leur client que la plupart des disques classiques en vente sur le marché pouvaient entrer dans cette catégorie. Mais, à l’époque, la GMF n’était pas encore habituée à recevoir des huissiers, et l’affaire me plaçait bien malgré moi en position délicate. Il fallut bien se rendre à l’évidence. Arcana subsistait, publiait et la manne de Tous les matins du Monde prendrait fin un jour. Une fois encore, ce fut le magazine Répertoire qui montra l’exemple et octroya au Sixième Livre de Madrigaux de Monteverdi un 10 bientôt soutenu par le Prix du Meilleur disque Technique 1992. La traversée du désert touchait à sa fin, les autres revues commencèrent à décerner leurs distinctions suprêmes à Arcana et les déboires avec mon ancien partenaire s’estompèrent. Bientôt, à la faveur des problèmes internes qui secouèrent la GMF et conduisirent à l’effacement de WMD, j’eus à changer de distributeur. Je fus approché par Yves Riesel, qui avait fondé et dirigeait le département classique de Média 7, et nous traitâmes. Tout se passa de façon favorable au cours de la première année de collaboration, la saison 1993-1994. Les résultats furent à la hauteur des espérances. Mais assez vite, Yves manifesta l’intention de s’éloigner de Média 7 pour prendre la représentation en France du groupe Naxos et Marco Polo. C’est ainsi qu’au début de 1995, Arcana se retrouva privé de l’imagination bouillonnante de son diffuseur : ce fut la fin de la première époque Riesel. Mais entre temps Arcana avait abordé de nouveaux domaines, défendus par de nouveaux artistes.

La fidélité de Paul Badura-Skoda

Au premier rang des interprètes qui me restèrent spontanément fidèles se place Paul Badura-Skoda. Lorsqu’il comprit que j’allais être éliminé de ce qui avait fait ma vie et notamment que le mouvement artistique dont Astrée était le symbole allait être privé de son créateur, il ne me prodigua pas seulement les paroles de consolation que l’on attend en la circonstance, mais de son français aux accents charmeurs d’authentique viennois il me proposa de signer sur le champ intuitu personæ le contrat pour l’enregistrement intégral des Sonates de Schubert dont on parlait depuis un certain temps déjà, sur les instruments d’époque de sa collection. « Tu en feras ce que tu voudras, me dit-il, tu le vendras un bon prix j’espère, ou tu produiras pour toi-même ». Et nous primes aussitôt date pour les séances du premier disque sans savoir – Arcana n’était pas encore conçu – comment il serait publié.

Ce premier disque, nous l’enregistrâmes très vite et voilà comment je me retrouvai début 1991 en possession du seul original qui m’appartenait désormais. C’est donc autour de lui que s’est bâti le projet Arcana car il devenait symbolique de mon activité future, et je répondis négativement avec horreur à la proposition de rachat qui m’en fut aussitôt faite. Nous avons achevé l’intégrale en 1996, en temps pour l’année Schubert mais je fus navré de la voir diluée dans la masse des productions de toutes sortes réalisées uniquement pour l’événement. Pour la circonstance, Paul écrivit un long commentaire sur chacune des vingt sonates, mais je ne fus pas entièrement satisfait de l’allure générale du coffret. Une réédition en trois albums digipack de trois disques chacun, plus soignée et abondamment illustrée, permit à l’ensemble de rencontrer enfin le succès mérité: une intégrale destinée à marquer l’histoire de l’interprétation.

Rinaldo Alessandrini

Le deuxième artiste à avoir choisi de collaborer avec Arcana naissant fut le claveciniste, organiste et chef d’ensemble Rinaldo Alessandrini. Rinaldo avait été – avec le Quatuor Mosaïques – le dernier artiste que j’avais découvert et enregistré avant d’être écarté de la production d’Astrée. Je l’avais entendu à Montargis, lors d’un concert de Jordi Savall et Montserrat Figueras organisé par Alain Anselm, le facteur très apprécié de clavecins. S’il m’en souvient bien, Rinaldo avait joué des Toccatas de Merulo et autres compositeurs italiens de cette époque avec une intelligence de la construction, une fermeté de la pensée et un sens de la projection sonore qui m’avait stupéfié.

Jusqu’alors, les interprètes italiens jouaient la musique de clavier avec un certain respect qui n’était pas exempt d’académisme et Luigi Tagliavini occupait un peu dans son pays une position artistique équivalente à celle de Marie-Claire Alain chez nous. J’étais depuis longtemps à la recherche d’une nouvelle génération d’artistes qui soit plus idiomatique et qui traduise avec le soleil méditerranéen toute la densité et la couleur d’un répertoire qui restait en grande partie à découvrir. Je souhaitais une sorte de Ruggiero Gerlin qui eût assimilé l’apport du mouvement baroque. L’écoute d’Alessandrini fut pour moi un choc et j’eus tôt fait de lui proposer une collaboration régulière. Nous eûmes d’ailleurs vite l’occasion de travailler ensemble car Rinaldo fut un temps le claveciniste de prédilection de Savall et il participa au Vespro de Monteverdi que le gambiste catalan enregistra à Mantoue, dans la chapelle ducale. Toujours est-il que nous réalisâmes quelques disques de clavier : Storace, les Fiori Musicali de Frescobaldi, Pasquini, tous enregistrements où se déployait la vision lumineuse et chantante de l’artiste.

Autodidacte, Rinaldo n’avait que très peu travaillé avec la génération antérieure et l’essentiel de ses conceptions provenait de ses recherches et de sa réflexion. Les premières gravures d’Alessandrini attiraient l’attention sur un nouveau talent sans toutefois le placer d’emblée au niveau auquel il pouvait espérer parvenir. Les Fiori Musicali furent la plus remarquée de ces productions. Mon éloignement d’Astrée intervint à cette époque et Rinaldo n’hésita pas une seconde à poursuivre pour Arcana le travail qu’il avait débuté pour Astrée. En fait, il souhaitait travailler pour moi, quelle que fût la marque. Je ne sais pour quelles raisons – sans doute le manque de temps, un excès de travail et le désir de poursuivre sa propre carrière –, Rinaldo cessa de collaborer avec Jordi Savall. Mais il était à cette époque extrêmement engagé dans ses recherches et voulait absolument fonder un ensemble vocal pour aborder tout le corpus madrigalesque italien, à commencer par le plus fondamental : Claudio Monteverdi. Différentes tentatives – en dépit d’évidentes qualités – le laissaient quelque peu insatisfait. Il se résolut cette fois à se donner les moyens de s’approcher de son idéal et de travailler le quatuor ou le quintette vocal avec la même intensité, le même souci de perfection et d’expression que l’exige le quatuor à cordes. Il passa près de six mois avec ses musiciens pour répéter sans avoir à répondre à des commandes forcément dispersées et disparates. Et il créa une nouvelle approche de ce répertoire, celle qui aujourd’hui encore fait autorité et constitue la référence suprême.

Le retour de Monteverdi

C’est dans les années trente que le nom de Monteverdi commença de devenir à la mode en France. Des pionniers musicologues ou musiciens en furent les protagonistes, et parmi eux, le cercle formé par Nadia Boulanger, entourée de son équipe de chanteurs. On trouve sans doute dans son travail l’idée de faire chanter les madrigaux à une voix par partie. Après la guerre, les prestations de Marcel Couraud furent plus systématiques, plus populaires mais elles ressortissaient encore sinon du chœur du moins de l’ensemble vocal. Plus idiomatique apparaît l’action d’Edwin Loehrer à Lugano. Avec une équipe de chanteurs de langue italienne, le soutien de la Radio Suisse Italienne et une passion de missionnaire, il offrit des visions plus dramatiques et plus théâtrales du répertoire du madrigal. Loehrer fut un temps la référence et il a certainement fait avancer notre connaissance du style italien. Si sa vision paraît aujourd’hui quelque peu surannée, force est de reconnaître que, comme Moïse, il a su montrer la terre promise, même s’il ne lui fut pas donné d’y rentrer. On pourrait établir un parallèle avec le groupe anglais animé par Anthony Rooley, mais de façon inversée. Ici, le dessin de la forme et la technique sont au rendez-vous mais point la couleur ni la passion. Approche de voix blanches et nordiques, cette version ne put convaincre qu’en l’absence de toute autre à la même époque, selon les mêmes principes esthétiques. Version d’attente, de transition, dans l’espoir que les Italiens prennent eux-mêmes un jour leur destin patrimonial entre leurs mains.

Cet idéal, il appartenait à Rinaldo Alessandrini de le réaliser. Le Sixième Livre fit sensation. « Musique de l’amour, musique de la mort » dit l’artiste. On mit à la fois l’accent sur ce qui distingue ce Livre des autres et ce qui était neuf dans l’approche du musicien : un ensemble de chanteurs qui lisaient « dans le texte » Dante, Pétrarque et les poètes maniéristes, et formaient un son d’une homogénéité de quatuor à cordes. Le disque fut couvert de décorations dont celle de laquelle Arcana est le plus fier : Prix du Meilleur Disque Technique 1992. Pour une marque naissante, c’était un bon présage. Alessandrini fit aussi pour Arcana un enregistrement de Toccate pour clavecin d’Alessandro Scarlatti et le Premier Livre de Toccate de Frescobaldi. Mais la poursuite des Madrigaux de Monteverdi, sans sponsoring ni coproducteurs, impliquait un budget qu’Arcana ne pouvait suivre que sur la longue durée. Vint alors Yolanta Skura, forte de son récent succès avec Les Quatre Saisons de Vivaldi par L’Europa Galante de Fabio Biondi. Elle était en situation de réaliser l’intégrale sur une durée beaucoup plus courte que moi et dans des conditions financières moins limitées. Elle remporta d’autant plus facilement l’affaire que Rinaldo était en un certain sens la tête pensante de L’Europa Galante. Or il s’était créé une certaine compétition entre Fabio Biondi et Rinaldo et celui-ci n’était pas fâché d’imposer sa personnalité au sein même de l’édition qui devait son essor aux Quatre Saisons. Plus tard Rinaldo cessera de travailler avec Biondi mais, en 1992, les temps n’étaient pas arrivés.

Fabio Biondi

Il est assez symptomatique – mais c’est un hasard – que ces lignes soient écrites en novembre 2004, le mois même où reparaissent, en album digipack, après avoir été épuisés depuis longtemps, et le Sixième Livre de Madrigaux et les Toccate d’Alessandro Scarlatti. Je conserve en attente, pour compléter le Premier Livre des Toccate de Frescobaldi, l’un des deux disques prévus pour le Second Livre, celui joué au clavecin, enregistré en 1997. Chaque année nous projetons d’enregistrer le deuxième disque mais Rinaldo n’a pas trouvé l’orgue dont il rêve et qui soit en état. Peut-être ce retour au catalogue Arcana de ses anciens disques le poussera-t-il à vouloir achever l’œuvre entrepris. L’année prochaine ? Avant même que ne soit publié le moindre disque Arcana, Rinaldo était venu vers moi à la fin d’un concert au Festival d’Ambronay pour m’inciter à réaliser quelques enregistrements où il jouerait en duo avec Fabio Biondi. Nous avions fixé notre choix sur les Sonates du Manuscrit de Manchester d’Antonio Vivaldi. À cette époque, j’avais déjà travaillé pour Astrée avec Biondi, comme premier violon de l’ensemble de Jordi Savall. Quelque peu perplexe sur les Suites d’orchestre de Bach où il avait eu bien des difficultés et sur les Brandebourgeois qui ne montraient pas une parfaite adéquation au style de Savall, j’avais été très séduit par son travail sur les Sept Paroles de Notre Sauveur sur la Croix dans la version orchestrale originale de Joseph Haydn.

Un temps durant, Savall apprécia beaucoup Biondi même s’il le trouvait trop violoniste. Il est vrai que celui-ci n’était pas devenu musicien baroque par prédestination ou par choix mais plutôt par le jeu des circonstances. Il aimait la musique du XXe siècle ou post-romantique mais ce n’était pas un répertoire très demandé. Et comme je l’ai dit plus haut, pour son travail avec L’Europa Galante, c’est Rinaldo Alessandrini qui fut longtemps le leader spirituel. J’ai apprécié chez Fabio Biondi une forme de rectitude qui s’est manifestée lorsque les nouveaux maîtres d’Astrée lui ont proposé de reprendre à leur compte le projet fomenté avec Arcana. Fabio a catégoriquement refusé en leur disant sans détour qu’il avait donné sa parole et n’en démordrait pas. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en juin 1991 à enregistrer dans la grande salle de l’Arsenal de Metz, les Sonates de Manchester mentionnées plus haut, avec un continuo richement fourni. J’ajoute que tous les musiciens (sauf un), sachant que je n’avais pas de moyens financiers, ont tenu à jouer gracieusement pour contribuer ainsi au départ d’Arcana. Je leur en serai toujours reconnaissant. Les choses se sont moins bien passées par la suite.

De « vieilles bandes sans importance » de Fabio Biondi

Avant l’enregistrement des Sonates de Manchester, Biondi avait réalisé pour Yolanta Skura ces fameuses Quatre Saisons grâce auxquelles il devait devenir une vedette du star system, et Opus 111 cesser d’être le petit éditeur confidentiel qu’il était auparavant. Et voilà que, fort de ce succès, le distributeur de Yolanta Skura apprit par l'un de ses collègues à l'issue d'une soirée des Diapason d'Or de l'Année qu’une nouvelle marque, inconnue mais animée par un éditeur réputé, dont on pensait qu’il avait pris sa retraite, allait publier par le même Biondi des Sonates de Vivaldi dont il considérait qu’elles allaient bénéficier injustement du succès des Quatre Saisons ! Skura, sommée de se justifier par son distributeur, expliqua qu’il s’agissait de « vieilles bandes sans importance ». Cette argumentation fut donc reprise telle quelle dans les organes d’information du bouillant distributeur, juste au moment où Arcana allait sortir ses premiers disques, dont les Sonates de Manchester. Lequel distributeur parvint aussi à convaincre Yolanta Skura de faire paraître à toute vitesse avec une méchante pochette bricolée un enregistrement Tartini de Biondi déjà fait, qui ne comportait même pas, à son grand regret, la Trille du Diable ! Et en plaça (selon ce qu'il me raconta ensuite) 7 000 dans les magasins, pour étouffer les Vivaldi d'Arcana... Déjà je n’avais pas apprécié d’être court-circuité par des Quatre Saisons dont j’avais jusque-là ignoré l’existence. Mais ceux qui connaissent le soin exceptionnel avec lequel je veille à la qualité technique des enregistrements que j’édite comprendront que mon sang n’ait fait qu’un tour à l’idée que l’on suppose qu’Arcana édite des « vieilles bandes sans importance ». Je demandai – et j’obtins – un droit de réponse dans le bulletin suivant du distributeur. Mais le mal était fait, et je me suis demandé parfois si l’instance de Yolanta Skura à enregistrer Rinaldo Alessandrini n’était pas une manière de se venger de l’outrecuidance (bien involontaire) que j’avais manifestée en publiant Biondi dans ma première liste.

Cependant les choses n’en restèrent pas là. Il était prévu que Fabio Biondi et son équipe enregistreraient une série de disques consacrés à Jean-Marie Leclair. L’enregistrement était programmé à Metz à la suite d’un concert dans la Grande Salle de l’Arsenal. Or, le matin du concert, dans une interview à Radio France, Fabio Biondi déclare qu’il part pour Metz enregistrer des Sonates de Leclair, le dernier disque qu’il effectuera pour Arcana. Je n’avais pas personnellement entendu l’émission mais mes informateurs sont catégoriques. Immédiatement consulté, Biondi m’assura que ses propos avaient été mal compris et que bien entendu il ferait pour Arcana tous les disques convenus.

«Ah oui, j’oubliais, il y a aussi un Leclair»

Lorsque Biondi vint donner une série de concerts à la Grange de Meslay, j’organisai une séance de promotion pour la presse musicale autour de notre collaboration. Après le dernier concert, Biondi et son équipe dînaient chez moi – je résidais encore à Tours – et nous prîmes rendez-vous pour le lendemain matin dans la salle de conférence du distributeur d’Arcana à Paris. Or, pendant que j’étais dans le TGV, Biondi téléphona au distributeur pour dire qu’il ne viendrait pas au prétexte que son beau-frère avait eu une crise cardiaque. C’est ce que j’appris à mon arrivée à Paris. Et, cependant l’après-midi, le beau-frère était suffisamment rétabli pour que Biondi rencontre le public de la FNAC Bastille, expose tous ses projets avec Opus 111 sans parler d’Arcana et, à la question de Jean-Luc Macia : « Parlez-nous de Leclair » Biondi répondit : « Ah oui, j’oubliais, il y a aussi un Leclair ». Et c’est ainsi que, puisque Biondi oubliait tellement les vieilles bandes Arcana, Arcana a oublié Biondi. Exit Biondi. L’histoire se renouvelle : je n’ai pas de lien particulier avec Yolanta Skura. Mais il faut reconnaître que Fabio Biondi lui doit sa carrière. Cela ne l’a pas empêché quelques années plus tard de signer un contrat avec une major, contrat qui ne semble pas donner les résultats espérés. Car enfin que reste-t-il de tout cela au plan de l’art ? Pas grand chose. Un mot encore. Le département classique du distributeur d’Opus 111 qui, à l’époque, avait organisé le lancement très réussi des Quatre Saisons puis celui de Tartini pour contrer les Sonates de Manchester, était animé par un certain Yves Riesel. Moins de six mois après, Yolanta Skura le quittait pour Harmonia Mundi. Aujourd’hui, établi à son compte, il est le créateur d’Abeille Musique. Et aussi le diffuseur d’Arcana. Yolanta Skura a quitté l’édition. Et parle-t-on toujours autant de Fabio Biondi ? Vaste question.»

Le chapitre suivant des mémoires de Michel Bernstein, confiées en 2004 au site de son distributeur Abeille Musique, est consacré au quatuor à cordes, et constitue un texte admirable et remarquable, qui conduit à évoquer le dernier Quatuor avec lequel Michel Bernstein collabora au cours de sa carrière, le Quatuor Festetics.

Éloge du quatuor à cordes

«J’ai toujours tenu le quatuor à cordes pour le summum de la musique de chambre, l’une des formes les plus élaborées et le genre qui présente la plus haute densité de chefs-d’œuvre.

Ce n’est pas sans raisons que, depuis deux siècles, les compositeurs l’abordent avec crainte et respect, et le tiennent pour la preuve suprême de la maîtrise de leur art. Ce qui fut valable dès le XVIIIe siècle le reste de nos jours. Même des compositeurs aussi éloignés de la Mitteleuropa que Debussy et Ravel ont tenu à sacrifier au genre à un âge encore peu avancé et, dans un moule plus traditionnel que leurs autres œuvres : il en est résulté des pièces de grande beauté, fascinantes, hautement personnelles et sans lesquelles l’histoire ne serait pas ce qu’elle est. L’aspect essentiel tient à son homogénéité. La couverture du spectre sonore, du grave à l’aigu, est assurée par quatre instruments de la même famille et nul corps étranger ne vient déconcentrer les interprètes et l’auditeur. C’est un genre plutôt sérieux, souvent dramatique ou lyrique mais sans concession au divertissement.

Bien que Haydn n’en soit pas « stricto sensu » le créateur, c’est lui qui en a dessiné la forme et le contenu. Rompant avec les usages de l’époque, le quatuor était fait pour être écouté avec recueillement, et non pour servir de fonds sonore aux conversations mondaines des réunions et des fêtes aristocratiques ou princières. On ne parle pas pendant l’exécution, qui a été très bien préparée par un nombre de répétitions d’autant plus grand que le nombre de joueurs est petit. Le cadre d’origine repose sur une schématisation du spectacle scénique : un premier mouvement plutôt grave et noble, modéré dans son déroulement, a valeur d’exposition des éléments dramatiques. Par contraste et comme détente, le second mouvement est un menuet (plus tard il deviendra scherzo et assez vite prendra la troisième position). Le mouvement lent est l’aria, lyrique et cantabile, plein d’éléments dramatiques et d’émotions. Placé troisième à l’origine pour ne pas faire se suivre les deux mouvements forts et introduire la diversité, il aura tôt fait – et Haydn y est pour beaucoup – de devenir second, changeant ainsi la polarisation de l’œuvre : la gravité d’abord, les sentiments et la danse ensuite, la force musculaire enfin. Dans la plupart des cas – au XVIIIe siècle s’entend – le finale est le lieu de la virtuosité, de la libération des tensions, de la fête.

Il existe dans l’histoire de la musique une sorte de précédent au quatuor. C’est le consort de violes. Ici aussi une famille instrumentale homogène du grave à l’aigu, une musique faite pour être écoutée, qui véhicule des pensées nobles et d’une haute portée métaphysique, une musique bien préparée qui parle aux connaisseurs, une alternance de méditation et de danse. C’est une impression qui ne m’a jamais quittée lorsque je travaillais avec Jordi Savall et j’ai été fort critiqué lorsque, dans la préface que j’avais rédigée pour les Fantaisies de Tye, j’évoquais la parenté spirituelle avec le Quatorzième Quatuor de Beethoven. Pourtant je maintiens ce lien, plus structurel à mon sens que celui – beaucoup plus extérieur bien que très souvent évoqué – du Premier Quatuor de Béla Bartók avec le même Quatorzième beethovénien.

La plus-value musicale du quatuor à cordes trouve aussi sa source dans le fait qu’il s’agit d’un genre parmi les mieux exécutés de toute la musique. La difficulté de mise au point et la focalisation sur quatre musiciens seulement, tous à découvert, conduit à penser qu’un quatuor n’a, moins que tout autre genre, guère de risques d’être vraiment mal joué. Ajoutez que, pendant longtemps, les quatuors se formaient des premiers pupitres des orchestres symphoniques, émergeant d’écoles instrumentales homogènes, jouant pour leur seul plaisir de faire de la musique et ne donnant qu’un très petit nombre de concerts par an, réservés aux «connoisseurs», et l’on comprendra que la position du quatuor est exceptionnellement proéminente dans l’histoire de la musique. Chose curieuse, cette forme suprême passait, dans ma jeunesse, pour austère et élitiste. Dès le début de son intérêt pour la musique dite « classique », le disque enregistra des quatuors. Toutes les grandes formations du genre furent sollicitées. Je marquais pour ma part un attachement au célèbre Quatuor Busch qui, à travers ses pérégrinations d’ensemble opposé au régime nazi, manifesta, à travers un nombre assez conséquent d’enregistrements, une ferveur, un enthousiasme et un engagement assez prodigieux.

«J’ai travaillé avec cinq des Quatuors les plus éminents de leur époque»

Tout ceci explique qu’il ne pouvait être question pour moi d’être un éditeur de disques dans le catalogue duquel le quatuor ne serait pas largement représenté. Dans ma déjà longue carrière d’éditeur, j’ai travaillé avec cinq des Quatuors les plus éminents de leur époque : chronologiquement le Nouveau Quatuor Danois rapidement devenu le Quatuor Danois, le Quatuor Végh, le Quatuor Mosaïques, le Quatuor Festetics et le [Nouveau] Quatuor Kuijken. Au moment de quitter Astrée, je travaillais avec le Quatuor Mosaïques que j’avais mis trois ans à convaincre de réaliser des enregistrements, chacun de ses membres craignant de ne pas être assez prêt. Pourtant, leur premier CD fut un véritable triomphe, d’autant plus grand qu’il s’agissait d’un ensemble jeune, connu seulement en France et en Autriche. C’est pourquoi je comptais bien, lors de la création d’Arcana, poursuivre ma collaboration avec ce Quatuor. Dans le différent qui m’opposait aux nouveaux maîtres d’Astrée, les membres du Quatuor m’avaient manifesté de la sympathie et des regrets d’autant plus vifs qu’ils aimaient beaucoup la qualité de son que je leur avais réservée et qu’ils savaient qu’ils ne la trouveraient pas ailleurs. Une fois prise la décision de fonder Arcana, je me précipitai à Vannes où les Mosaïques donnaient leur prochain concert et leur proposai de reprendre le travail avec moi une fois achevés les Quatuors dédiés à Haydn qu’ils avaient entrepris pour Astrée. L’occasion était belle car ils travaillaient les Sept Paroles de Notre Seigneur sur la Croix de Haydn, précisément l’un des derniers enregistrements que j’avais réalisé pour Astrée dans la version orchestrale, sous la direction de Jordi Savall : il semblait en effet peu probable que la même édition mette dans un laps de temps aussi court sa propre version en concurrence interne.

Ainsi va la vie…

Les trois musiciens viennois étaient favorables à ma proposition et semblaient ravis. À ma grande surprise, l’opposition catégorique vint de Christophe Coin. Il y avait plus de dix ans que je travaillais avec Christophe, avec Jordi Savall d’abord, avec le Quatuor Mosaïques ensuite, et je pensais qu’il s’agissait d’une bonne collaboration. J’avais du respect et de l’admiration pour le musicien et j’attendais simplement l’occasion que celui-ci affirme ses orientations artistiques personnelles pour m’engager avec lui dans des voies nouvelles qui ne soient pas un démarquage de Jordi Savall. Or je découvris à cette occasion la rancœur que me vouait Christophe, lequel me reprocha de ne jamais lui avoir donné sa chance alors même que je ne faisais que respecter son désir d’enregistrer en duo et en trio chez Harmonia Mundi. Je revins de Vannes fort navré de l’attitude d’un musicien que j’avais cru servir avec confiance. Ainsi va la vie !

Mais à quelque chose malheur est bon. Après le concert de Vannes, le Quatuor Mosaïques se produisait à l’Abbaye de l’Epau, près du Mans. Or, le même jour y jouait aussi un Quatuor sur lequel mon attention avait été attirée par de remarquables enregistrements de Haydn et Mozart : le Quatuor Festetics, qui jouait aussi sur instruments d’époque. Les Festetics présentaient sur les Mosaïques l’immense avantage de provenir d’une seule école instrumentale, la fameuse école hongroise qui était devenue une tradition dans le domaine du quatuor. De plus, habitant la même ville ils pouvaient répéter à longueur d’année sans que leur travail ne se limite aux engagements de concerts comme c’est généralement le cas pour les ensembles dont les membres résident aux quatre coins de l’Europe. Enfin ils travaillaient en étroite collaboration avec le musicologue László Somfai, également de Budapest, qui barre de défilement était une des sommités mondialement reconnues de la recherche haydnienne.

Après avoir réfléchi quelque temps et m’être assuré que la position de Christophe Coin était irréversible, je cherchai, lors de quelques jours de vacances passées à Budapest, à contacter les membres du Quatuor Festetics. Hélas, ils étaient en tournée. Mais, nanti de leurs adresses et téléphones, je contactai peu après István Kertész, le primarius, qui promit de parler à ses collègues et de me répondre rapidement.

Les débuts du Quatuor Festetics chez Arcana

À cette époque, ils étaient liés par contrat pour les œuvres de Haydn avec une entreprise de production hongroise qui vendait ses enregistrements à Harmonia Mundi. Ils n’étaient donc pas libres pour Haydn. Mais, m’écrivait István Kertész, ils connaissaient bien mon travail antérieur et souhaitaient beaucoup travailler avec nous. On pouvait programmer soit les derniers Quatuors de Mozart, soit l’Opus 18 de Beethoven, soit les premiers Quatuors de Schubert. Immédiatement je choisis Mozart. Et ce d’autant plus que je souhaitais leur demander d’enregistrer les deux Quatuors pour piano et cordes avec Paul Badura-Skoda, ce que nous fîmes très rapidement. Les deux premiers disques furent enregistrés à Vienne, la suite à Budapest, à l’exception d’un Schubert réalisé à Nantes en 1995. Dès la première séance je reçus un choc à l’audition du lyrisme et de la qualité du son – très intense, à la fois âpre et très doux – produit par ce Quatuor, magnifié par l’acoustique spécifique du Zögernitz Casino, encore chauffé par un poêle de porcelaine à charbon du XVIIIe siècle. Je retrouvais soudain un peu de la sonorité du Quatuor Végh avec lequel j’avais éprouvé tant d’émotions musicales entre 1972 et 1974. C’était bien la tradition hongroise, mais élargie par l’apport des recherches musicologiques.

Ce qui me frappait également, c’était la manière dont ressortaient les voix intermédiaires – second violon et alto – placées selon l’ancienne disposition (second violon à droite, alto près du premier violon, violoncelle de face entre l’alto et le second violon) beaucoup plus claire, ouverte et timbrée que la copie d’orchestre symphonique en usage chez beaucoup de quatuors actuels.

Des tempi quasi furtwängleriens !

Revenu enthousiaste de ces premières séances, je fus aussitôt conforté par des musiciens, étonnés par les tempi, quasi furtwängleriens, et chargés de tant de musique. Hélas, les Festetics ne venaient pas à leur heure et la critique française fut loin d’être tendre avec eux. J’eus surtout l’impression que le principal reproche que l’on faisait sans le formuler était d’appartenir à l’Europe Centrale en un temps où le renouvellement du baroque et de la musique du style classique était cantonné à l’Angleterre et aux Pays-Bas. Que pouvaient donc savoir ces pauvres Hongrois des tendances actuelles ? C’était oublier que le regard vers l’Occident était une constante de la Hongrie et que les tendances nouvelles n’avaient de sens que si elles généraient – comme les anciennes – elles aussi de la musique. J’avoue avoir cédé à l’abattement. Un moment j’ai douté. Me serais-je trompé ? Mais je n’étais pas seul. Pourquoi tant d’enthousiasme chez les musiciens et tant de manque d’intérêt dans la presse ? Aujourd’hui encore, je n’ai pas d’explication définitive, et ce d’autant moins que, réédités huit ans plus tard, ces derniers Quatuors de Mozart – puisque c’est d’eux qu’il s’agit – ont été bien reçus, y compris par ceux qui les avaient descendus antérieurement.

C’est au moment précis où je me posais la question de savoir s’il fallait abandonner cette collaboration que le Quatuor me fit savoir que la firme avec laquelle il avait signé pour Haydn ayant cessé ses activités, il pouvait désormais jouer ce compositeur pour Arcana, à commencer par l’Opus 17 qui était prêt et que l’on pouvait enregistrer de suite. Ce qui fut fait. Et là, miracle, les critiques devinrent unanimement élogieuses et l’Opus 17 reçut presque toutes les distinctions. Mais la consécration fut un Grand Prix des Discophiles 1994 qui le plaçait troisième (derrière Il Giardino Armonico et Krystian Zimerman, devant Fischer-Dieskau) à une encolure du premier. La caution du public, que désirer de mieux ? Par la suite la carrière du Quatuor Festetics s’est déroulée sous des auspices beaucoup plus favorables. À ma connaissance, c’est le seul projet qui ait été distingué à deux reprises d’un Choc de l’année du Monde de la Musique : pour les opus 76, 77 & 103 d’abord, pour l’opus 50 ensuite.

À l’heure où je signe ces lignes – novembre 2004 –, 15 des 19 CD prévus pour l’intégrale des Quatuors authentifiés par Haydn sont parus et les quatre derniers devraient être enregistrés en 2005/2006. Mais il s’agit d’un projet très lourd n’ayant bénéficié d’aucun sponsoring et supporté pratiquement par l’édition seule. Dans le contexte actuel, les données économiques expliquent le retard pris.

« Il m’est désormais difficile de supporter les versions sur instruments modernisés »

Il me faut aujourd’hui avouer qu’à la pratique de ces interprétations des Festetics, il m’est désormais difficile de supporter les versions sur instruments modernisés, quelle que soit par ailleurs leur valeur musicale. Elles me font l’effet de l’éléphant dans un magasin de porcelaine.

Les Quatuors habitués à la musique romantique et qui n’ont pas fait de recherche sur la dialectique haydnienne manquent toute la richesse notée par le compositeur avec un soin extrême sur ses partitions. Travailler à partir des manuscrits ou des éditions princeps déplace les pôles d’intérêt et gomme certains clichés attachés à la figure créatrice de Haydn, pour lesquels Mozart n’est pas totalement innocent : Haydn pratiquait l’humour et certains effets certes, mais ce n’était pas là sa préoccupation principale. Il était avant tout un intellectuel aux sentiments religieux profonds et à l’esprit dramatico-épique. De surcroît, les instruments ont évolué de manière différente en plus de deux siècles. Et si des instruments d’époque recréent presqu’instantanément l’équilibre entre les parties, celui-ci ne peut se restituer que difficilement et imparfaitement avec des cordes modernes.

Le Quatuor Festetics est à la fois beaucoup admiré – un violoniste me disait après un concert au Printemps des Arts à Nantes qu’il n’avait pas connu d’interprétation de cette intensité depuis 30 ans, beau compliment de la part d’un collègue ! – et contesté par ceux qui abordent la musique du XVIIIe siècle en appliquant les principes des exécutions modernes, sans trop se soucier si elles correspondent ou non aux annotations du compositeur. De toutes manières, il n’y a pas en art de vérité absolue et il est sain que les conceptions soient soumises à la confrontation. L’apport qu’il propose à nos connaissances suffirait déjà au Quatuor Festetics pour mériter notre gratitude et notre admiration.

Michel Bernstein

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