En effet, selon son contrat avec le Conseil municipal de la ville, Jean-Sébastien Bach avait l'obligation, "dans le but de maintenir le bon ordre dans les églises, d'organiser la musique de sorte qu'elle ne soit pas trop longue, et conçue de telle manière à ne pas paraître opératique, mais qu'au contraire elle incitât l'auditeur au recueillement" ("zu Beybehaltung guter Ordnung in den Kirchen die Music dergestalt einrichten, daß sie nicht zulang währen, auch also beschaffen seyn möge, damit sie nicht opernhafftig herauskommen, sondern die Zuhörer vielmehr zur Andacht aufmuntere"). Le 1 mars 2014, la mise en espace réalisée par Peter Sellars avec le Philharmonique de Berlin, dans la grande salle de la Philharmonie, a encore une fois prouvé - il l'avait déjà fait avec la Passion selon saint Mathieu quelques temps auparavant - que primo, Bach avait superbement et doublement ignoré l'injonction du Conseil puisque ses deux Passions sont fichtrement opératiques ET qu'elles sont divinement longues, mais encore qu'une mise en espace, voire une mise en scène, est quasiment indispensable si l'on veut réellement goûter toutes les finesses de ces deux monuments autrement. Naturellement, bien des puristes m'enverront balader, libre à eux, mais peut-être accepteront-ils de regarder la vidéo d'archives (en ligne une fois fini le montage, dans un ou deux jours) avant de me clouer au pilori.
Quand il mit en scène Le Marchand de Venise de Shakespeare, Sellars écrivit que lorsqu'il s'attaquait à un ouvrage nouveau, il concentrait plus particulièrement ses efforts sur les moments avec lesquels il se sentait le moins à l'aise - là où, hélas, tant de metteurs en scène glissent, surtout sans appuyer, jusqu'au prochain air de bravoure. Dans les Passions de Bach, le maillon faible - faible n'est pas ici une remarque désobligeante, mais simplement l'observation d'un état de fragilité - sont naturellement les récitatifs de l'évangéliste. Combien d'entre nous se sont royalement rasés dans tant d'églises tandis que l'évangéliste déroulait ses exclamations avec ennui, dans un ton égal - voire indifférent -, sans se préoccuper de ce qu'il racontait ? Combien d'entre nous n'ont pas souhaité que l'on donnât les Passions en sucrant tout bonnement les récitatifs ? C'est là que le génie de Sellars entre en jeu. Du tiède dérouleur de tiède narration qu'est habituellement le tiède évangéliste, il a fait tour à tour un judicieux observateur, un insinuant intermédiaire, un sombre passeur, un éclatant annonceur, un discret complice, un violent juge, un juré indécis, un inflexible accusateur, bref, un véritable personnage central et indispensable qui distribue avec un parfait naturel les interventions de tous les autres.
Et dans la Passion selon saint Jean, ce rôle central du narrateur est d'autant plus important que les arias sont bien plus rares que dans la saint Mathieu, les personnages bien moins nombreux - Jésus, Pilate, deux voix féminines, une voix de ténor, en tout cinq chanteurs - et l' "action" nettement plus ramassée. En réalité, il s'agit là d'un ouvrage quasiment psycho-politique, si l'on considère combien Bach insiste sur le rôle de Pilate, ses atermoiements, ses doutes, ses remords... Ici encore, Sellars en fait un véritable personnage de tragédie - aura-t-il emprunté à la poignante vision de Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, où Pilate est présenté comme un triste fonctionaire indécis, dépassé par les événements mais intimement convaincu qu'il se trompe en laissant condamner Jésus ? -, et il faut avouer que Christian Gerhaher, avec son air bourru à la Serge Gainsbourg (la ressemblance y compris dans les poses vestimentaires est tellement frappante que l'on se demande si c'est volontaire ; il ne manque que la clope et le whisky !), est tout bonnement magistral. Magistral aussi le Jésus de Roderick Williams, solide comme un roc et fragile comme un brin d'herbe, superbement divin et terriblement humain à la fois. Enfin, l'évangéliste de Mark Padmore représente un sommet d'émotion, de justesse, et aussi de théâtralité. La mise en espace de Sellars, tout particulièrement, rajoute une infinité de silences, de pauses, de haltes, d'hésitations qui, une fois comprises, semblent sortir de la partition avec le plus grand naturel - ces temps en deviennent indispensables, en réalité, et aucun auditeur ne pourra plus jamais entendre cette Passion sans cet apport d'oxygène si chargé d'émotion.
A la tête d'une trentaine de musiciens du Philharmonique de Berlin et d'un excellent Choeur de la Radio de Berlin (qui a travaillé trois semaines avec Sellars pour mettre en place l'imposante chorégraphie gestuelle !), Simon Rattle fait dans la discrétion, en osmose avec l'ouvrage.
Pour ceux d'entre vous qui n'étaient pas à Berlin - ou qui, comme tant d'autres, ont fait la queue pour rien dans l'espoir de dégoter un ticket -, les archives de la Salle de concerts numérique proposent la captation en vidéo HD de cette grande, grande expérience musicale, théâtrale, spirituelle, esthétique. Sans avoir à subir, en plus, la sensation légèrement désacralisante de l'après-concert : les derniers Bretzels qui n'ont pas trouvé preneur avant le concert (beaucoup d'auditeurs viennent se goberger dans le foyer dès 19h ou pendant l'entracte) sont vendus au rabais devant les portes de la Philharmonie, tandis qu'un triste balalaïkiste russe plonque-plonquise quelques accords dûment désaccordés qui viennent ternir le souvenir du somptueux luthiste assurant le continuo de cette soirée fantastique...
La saison complète 2013-2014 du Philharmonique de Berlin, sujette à d'éventuelles petites modifications dont nous vous tiendrons informés au jour le jour
La page de Qobuz dédiée au Philharmonique de Berlin avec tous les articles archivés
Les archives de la Salle de concerts numérique, soit 241 concerts à ce jour.