Dans le New York bohème du milieu des années 70, Patti Smith était la manifestation la plus tangible que quelque chose de nouveau était en train d’arriver. Cette chose s’est incarnée sous les traits d’une jeune femme de Philadelphie, grande et décharnée, fille d’une Témoin de Jéhovah. Le lyrisme des écrivains de la beat generation dilué dans la tension punk. Cette chose c’était une croyance forte : le rock est un art populaire qui change les âmes et fait réaliser au peuple qu’il peut prendre, si ce n’est le pouvoir, au moins le contrôle sur sa vie. Plus de 35 ans après l’appel initié sur « Horses », Sainte Patti la Miséricordieuse n’est pas morte en croix pour les péchés d’une industrie musicale qui a perverti le message. Aujourd’hui, elle se partage entre ses disques, ses livres, ses poèmes, mais ne gère pas son patrimoine comme tant d’anciens révoltés. Patti Smith, 65 ans, croit toujours que l’art est une religion.

Patti Smith : Faire un disque, c'est différent de tout le reste. C'est différent, parce que c'est un processus qui me mobilise entièrement. Dans la musique, je ne pense pas au passé, je ne me projette pas dans le futur : je vis intensément le moment présent. Surtout, quand je refais de la musique, je fais bien attention à ce que ma satisfaction personnelle ne passe pas avant celle des autres.

Qui sont ces autres dont vous parlez ?

Les musiciens avec qui je joue, ceux qui m'écrivent des musiques, les journalistes qui souhaitent me rencontrer, le public qui reçoit ces chansons, etc, etc. Un disque, c'est une collaboration, ratée ou réussie, entre moi et ces personnes dont je te parle. Quand j'écris un poème, désolée, mais je n'en ai rien à foutre de ton avis : je le fais seulement pour moi. Et ça me va très bien, car j'ai toujours voulu séparer ma vie entre ma tendance naturelle à l’égoïsme et mon ambition à partager des choses avec les autres...

Vous avez aujourd'hui 65 ans. Souvent à cet âge, on s'arrête de créer pour revenir sur ce que l'on a déjà fait.

(Elle coupe) Oui, oui... Mais je ne suis pas nostalgique, ni mélancolique. Je ne suis pas comme ça. Je ne veux pas me retourner sur ma soi-disant glorieuse carrière de rockeuse et me dire que c'était mieux dans les années 70. Je veux encore vibrer. Je veux encore faire des erreurs et chercher des choses. Je sais que je n'ai pas encore fini de chercher des mots pour des chansons. Vous comprenez ?

Dans Just Kids, le livre que vous avez écrit au sujet de votre relation avec Robert Mapplethorpe, il y a un passage intrigant. Vous dites : « J'avais été une méchante fille qui s'efforçait d'être gentille » Pour ceux qui vous voient comme la rockeuse humaniste, à la limite de la sainte, c'est étonnant de savoir que vous pensez être quelqu'un de méchant.

C'est peut-être une exagération de la traduction française. Je ne suis pas quelqu'un de méchant. L'expression c'était « mauvaise personne » ou « imparfaite ». Je me voyais comme ça à l'enfance. Je voulais tellement être parfaite, ne jamais me laisser influencer par des choses ou des pensées négatives. Petite fille, j'étais quelqu'un de vraiment naïf. Je rêvais de devenir missionnaire sur le continent africain. Je voulais finir mes jours comme nonne. Je me voyais comme quelqu'un de très pieux qui vivrait dans un couvent, retirée du monde. Et puis, petit à petit, j'ai dû accepter la réalité : je ne serai jamais cette image sainte.

Vous dressiez la liste de vos méfaits ?

Mais oui, bien sûr. J'ai menti plusieurs fois à ma mère, j'ai volé des encyclopédies dans des bibliothèques... La liste est très longue. Tellement longue que, pendant l'enfance et l'adolescence, je comptais mes péchés le soir avant de m'endormir : « Patricia, aujourd'hui tu as fait quatre erreurs qui t'éloignent de Dieu... Patricia, maintenant tu viens d'en commettre une cinquième... » Ce genre de petits détails, insignifiants pour n'importe quel gamin, c'était la preuve que j'étais méchante, sale, corrompue.

Toujours dans Just Kids, vous exposez cette histoire : à l'enfance, vous avez une amie du nom de Stephanie, elle est atteinte de pneumonie et, à travers elle, vous découvrez réellement votre part sombre.

Stephanie était une petite fille de notre voisinage. Mes parents connaissaient sa famille et ils m'envoyaient passer du temps avec elle. Je devais la veiller, lui raconter des histoires, la distraire de sa maladie qu'on supposait incurable. C'était une épreuve, bien sûr, pour quelqu'un de jeune. Et c’est à ce moment que je me suis mis à voler. D’abord Stephanie m’a proposé de garder pour moi sa collection de comic books. Très vite, j’ai commencé à fouiller dans ses affaires. Quand elle dormait, je lui volais des objets, des pin’s, des livres. Je ne sais pas pourquoi je faisais ça, mais c’était plus fort que moi. J’entreposais tout dans un coffre caché dans ma chambre. Cette expérience a été pour moi la preuve que je ne serais jamais, comment dire, chimiquement parfaite.

Comment vous êtes-vous sentie transportée par l'art et la religion quand vous étiez encore enfant ?

Mon rapport à l'art et à la religion passe par quelque chose de matériel. C'est souvent le cas quand vous venez d'un coin culturellement dépeuplé. Mon enfance en Pennsylvanie, c'était : pas de musées, pas de bibliothèques. Et un jour, mon père nous emmène en famille au musée de Philadelphie. J'avais 12 ans. Devant mes yeux s'est matérialisée toute la beauté du monde : la peinture de Picasso, les tableaux symbolistes. Cette beauté, je l'ai revue une seconde fois : quand j'ai passé la porte d'une belle église catholique, toujours à Philadelphie. Pour moi qui ai été élevée parmi les témoins de Jéhovah, dans cette ambiance très austère, c'était comme de rentrer dans une bijouterie. Toutes ces décorations, toutes ces dorures, tous ces vitraux magnifiques… Je suis rentrée dans l'art par la beauté des objets, par la Chapelle Sixtine, par les représentations des Madones.

Mais justement, le rock glorifie plutôt les personnages défoncés, en marge de la société. Pas des personnes qui sont éblouies par les intérieurs des églises.

Ce que l’on appelle le prétendu rock'n'roll circus ne m’a jamais éblouie. Et cela ne date pas d’aujourd’hui, vous savez. Je déteste lire des choses à propos d'Amy Winehouse la droguée, ou de Jim Morrison sur scène après s’être fait un shoot d’héroïne. Je ne vois pas l’intérêt de la chose. La beauté d’Amy Winehouse est contenue dans sa voix, pas dans le caillou de crack qu’elle fumait. C’est la même chose avec les poèmes qu’a écrits Jim Morrison. Je suis définitivement du côté de l’art et pas du tout de celui du style de vie. L’art est une manifestation de l’existence de Dieu. Une manifestation concrète et difficilement contestable. Pour moi, c’est à mettre sur le même plan que l’amour ou la charité. On pratique l’art pour faire un don à la communauté, si vous voulez.

Quand vous vous engagez dans le rock, au début des années 70, est-ce que cela se fait au nom de ces principes moraux ?

Depuis l’enfance, je veux sauver des gens, les faire dévier de la route dans laquelle on les a embarqués. Dans les années 60 et 70, le rock’n’roll est devenu la fusion de plein d’autres genres. Il est devenu aussi quelque chose de plus politique. On a été plusieurs à croire que cette musique pouvait devenir un langage universel. Et pour moi, comme pour d’autres, ce langage universel devait avoir un but suprême : faire la promotion de la paix dans le monde, du partage, de la compréhension. Bob Dylan croyait à cette utopie, John Lennon, Jimi Hendrix et le MC5 aussi. Nous étions nombreux à vouloir inverser le cours des événements.

Quand vous dites « Depuis l’enfance, je veux sauver des gens » que voulez-vous exprimer ?

Je suis née un an après que mon pays a largué ses bombes sur Hiroshima et Nagasaki. Tout d’un coup, tu réalises que tu ne vis pas seulement dans un pays qui a combattu le nazisme pendant la Seconde Guerre Mondiale : tu appartiens aussi à une terre capable d’organiser la destruction massive d’un peuple grâce à l’arme nucléaire. Alors oui, cette date a été un choc pour moi, parce que je n’ai pas arrêté de penser : « Il faut que je parte vivre au Japon et que je m’excuse au nom de tous les Américains pour nos crimes ! » Cela a l’air stupide, mais, enfant, j’étais réellement comme ça. Je me sentais coupable pour des choses que je n’avais pas commises. Je crois vraiment à cette phrase au début de l’album « Horses » : « Jesus est mort pour les péchés de quelqu’un, mais pas pour les miens… »

Une de vos icônes depuis l’enfance c’est Jeanne d’Arc. Pourquoi ?

Ah, Jeanne d’Arc ! J’aimais bien cette histoire d’une petite paysanne française qui reçoit un appel de Dieu et qui lève presque à elle seule une armée pour libérer son peuple. Je me suis identifiée à elle à plusieurs moments de ma vie, elle m’a presque servi de guide : « Qu’est-ce que Jeanne d’Arc aurait fait dans ce cas précis ? » Son destin m’a toujours fascinée. Le fait qu’elle se comporte et s’habille comme un homme dans un milieu d’hommes aussi. La seule chose qu’elle ait faite pour laquelle je ne suis pas qualifiée, c’est de brûler sur un bûcher à la gloire de Dieu (sourire).

Vous êtes une femme grande et maigre. Aujourd'hui, ce type physique est mis en avant par l'industrie de la mode et du rock. Avez-vous eu l'impression de contribuer, par votre allure, à émanciper les femmes ?

C'est amusant ce que vous dites. Est-ce le corps qui contrôle l'esprit, ou plutôt que le contraire ? Être grande et maigre n'a pas fait de moi une rockeuse née, mais cela m'a isolée de beaucoup de gens de mon âge quand j'étais enfant et adolescente. Et c'est sûrement ça qui a forgé mon caractère indépendant. Alors oui, dans ce cas, je suis restée déterminée par mon apparence extérieure. Nous étions à la fin des années 50. À cette époque aux États-Unis, les hommes ne s'intéressaient qu'à un type de filles : celles qui ressemblaient à Marilyn Monroe, blondes, gros seins. Avec mon allure et ma mauvaise peau, j'étais celle qu'il fallait éviter à tout prix. Alors bon, quand je vois qu'aujourd'hui avec ce physique certaines deviennent mannequins immédiatement, je trouve ça ironique.

Vous avez appartenu à une période du rock où tout convergeait : la contre-culture, l'engagement, la poésie, l’émancipation par l’art et les drogues. Aujourd’hui diriez-vous que le rock est devenu un bruit de fond, un commerce ou une distraction ?

Ce n’est pas à moi de radoter : « J’ai vécu une époque merveilleuse où tout était possible et maintenant, pauvre jeunesse, elle fait n’importe quoi, elle se laisse corrompre par le système ! » La période du rock'n'roll que j'ai vécue restera dans les mémoires, parce que nous étions une génération d'agités, tous pleins de foi en l'avenir. Mais aujourd'hui ce n'est pas si horrible que l'on veut bien le dire pour la musique.

Pour vous, le début des années 2000, artistiquement, c'est quoi ?

Les années 2000 seront vues par les générations futures comme des années où l'art est devenu vraiment démocratique. Est-ce un mal si tout le monde peut désormais se faire connaître à travers le web, YouTube ou Facebook ? Je ne crois pas. Quand un art se met de nouveau, contraint et forcé, en état de pauvreté et d'urgence, c'est intéressant. Ce que je déplore, c'est seulement que plus personne n'use d'une voix collective. La voix collective a disparu. Les jeunes artistes préfèrent raconter leur vie et détailler ce qui constitue leur individualité plutôt que de s'engager sur des questions collectives. Alors peut-être que c'est aussi ça l'héritage des années 2000 : l'ego prend plus de place, on cherche par tous les moyens à se distinguer de la masse. Nous voulons tous être reconnus comme des individualités plutôt que comme des personnes appartenant à un groupe de pensée... Ça, je le déplore. Il faut réinventer une voix collective, vous savez.

On peut aussi penser que le rock a perdu de son pouvoir d'attraction en devenant une industrie comme les autres avec ses valeurs refuges, son star system en contradiction avec les attentes d'un public habitué au rapport direct sur internet, etc.

Je pense qu'il y a du vrai dans ce que vous exposez. Avec le temps, le business musical est peut-être devenu une routine. Il n'est peut-être plus adapté à vos attentes en tant que jeune personne. Moi, j'ai 65 ans et j'ai la chance de ne jamais avoir fait partie du mainstream dans mon pays. Je n'ai jamais vendu beaucoup de disques en Amérique. Je n'ai jamais reçu le moindre disque d'or là-bas. En Europe, nous avons organisé une tournée avec mon groupe en vendant nos tickets très peu cher par rapport au prix du marché. Certains soirs, je me produisais même dans des endroits minuscules pour des lectures de poésie. L'entrée était gratuite. Je vous raconte ça parce que j'ai eu la surprise de voir 6000 jeunes à l’un de ces concerts en Espagne. 6000 jeunes de moins de 25 ans, à vue de nez. Pourquoi sont-ils venus me voir alors que je ne suis pas belle, que je suis assez vieille pour être leur grand-mère et que je ne suis pas une star ? Parce que je refuse de me comporter comme une de ces vedettes du rock. Je déteste toujours la bêtise et l'avidité des vedettes du rock. Je ne veux pas faire partie de ce monde.

Cette détestation de l'industrie du rock a-t-elle été un moteur à vos débuts ? On a l'impression que le punk à New York c'était ça : remplacer une génération fatiguée et cynique par des jeunes gens plein d'idéalisme.

La musique que j'aimais commençait à devenir pathétique dans les années 1972 et 1973 et il fallait la sauver. Je fais partie de ces jeunes gens qui ont vu leur vie bouleversée par des 33 tours de Bob Dylan et qui, tout d'un coup, se rendent compte que le rock est devenu n'importe quoi. Je vois des groupes qui se maquillent avant de monter sur scène, certains qui se vantent de coucher avec des groupies mineures, d'autres qui racontent « Mon grand plaisir, mec, c'est de sniffer de la coke dans des limousines ! » Honte à vous ! Honte à vous d'avoir perverti cette voix collective qu'est le rock'n'roll ! Cette musique a été bâtie par des Bo Diddley, des John Lennon, des Neil Young, des Jimi Hendrix ou des Jim Morrison : que des gens qui voulaient changer le monde, et, voilà que le rock'n'roll servait désormais à enrichir des individus, à leur donner le droit absolu de se taper des adolescentes... À l'origine je ne suis pas une musicienne, je ne suis pas sexy, mais je me suis dit : « Patti, tu as le devoir de sauver cette musique ! »

Bon, comme Jeanne d'Arc, vous avez entendu des voix ?

En quelque sorte. J'y suis allée, en tout cas. On ne doit pas trop réfléchir à qui l’on est ou quelles sont vraiment ses capacités. Je n'étais pas musicienne, mon complice Lenny Kaye n'était pas un super guitariste, il ne savait jouer que quelques accords, mais comme on voulait de l'action... Nous étions plusieurs petits Blancs de la classe moyenne à chercher l'action là où elle se trouvait. Et c'est comme ça que le punk est arrivé.

Une de vos chansons les plus célèbres s'intitule « People Have The Power ». Aujourd'hui les gens qui prennent le pouvoir ce sont les Anonymous sur le web, les mouvements Occupy Wall Street. Est-ce que Patti Smith s'intéresse à ça ?

Bien sûr. Mais exactement comme je me sens concernée par les groupes de scientifiques qui essayent de combattre la pollution ou le cancer. Ceux-là on n'en parle quasiment jamais. En Amérique, on préfère se cacher derrière de faux problèmes comme le terrorisme ou la menace islamiste. C'est absurde. Mais de quoi me parliez-vous ?

Des mouvements spontanés comme Occupy Wall Street ou les Indignés.

Je trouve ça merveilleux, mais à mon avis il manque encore quelque chose à ces mouvements. Ils sont trop désordonnés, trop anarchiques. Je crois bien sûr à l'émancipation des peuples, et l'histoire nous a enseigné que sans une force populaire qui vient de la base il n'y a pas de révolution possible. Le seul problème pour moi, c'est que je vois bien ces voix qui s'élèvent pour réclamer qu'on les écoute, mais il leur manque encore une autorité à leur tête pour les fédérer. Vous savez, je viens d'une culture où l'on croit aux révolutions par le peuple, mais on croit aussi à un leadership éclairé. Pour moi la révolution n'est possible qu'à partir du moment où une sorte de gourou la théorise : Martin Luther King, Bob Dylan, Gandhi. Nous avons tous besoin d'une idée forte incarnée par une personnalité forte pour nous mettre en mouvement. Ne blâmons surtout pas les jeunes générations : elles se cherchent encore un leader.

Il n'y a pas de leader charismatique actuellement, autant en politique que dans les arts ?

Non ! Je suis désolée de l'admettre. Nous ne vivons plus à une époque de Renaissance. Dans l'art pictural, la Renaissance a été l'équivalent des années 60 pour le rock : une période dominée par les génies, les géants. Et maintenant, nous avons atteint la post-Renaissance. C'est forcément plus incertain car c'est une période de transition. J'ai ressenti cela très fortement à la mort de Steve Jobs. Jobs c'était le dernier gourou, un grand maître qui part en nous laissant des outils technologiques pour changer le monde. Alors voilà, maintenant que le dernier maître est mort, et que nous avons les outils, attendons de voir comment nous allons nous en servir.

Entretien : Jean-Vic Chapus – Photos : Mathieu Zazzo

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