Dans un besoin de classification — en l'occurence sommaire et un peu facile —, on a fréquemment rattaché un siècle à une ville. Le XVIIe aurait été celui d’Amsterdam, le XVIIIe celui de Paris, le XIXe celui de Londres et le XXe celui de New York. Quid du XXIe ? Pour l’heure, les analystes peinent à discerner la cité du siècle futur. Une chose toutefois semble certaine : New-York va écorner son aura de ville du monde en écartant, pour la première fois depuis 37 ans, les grandes manifestations de jazz, malgré leur forte portée symbolique.

Une telle déroute ne manque pas d’étonner, tant New-York semblait avoir partie liée avec les musiques afro-américaines : New-York sans le jazz, c’est comme Rio sans la samba, Londres sans le rock, Lisbonne sans le fado ou Paris sans le musette. À qui faut-il imputer cette faillite : la crise économique ? Certes, celle-ci est en cause indubitablement, mais elle n'en est pas pour autant la seule responsable. Le coupable, bien identifié, se prénomme Chris Shields.

Homme d’affaires aussi charismatique qu’aventureux, M. Shields a connu une ascension brillante. Diplômé de Columbia, il entre au service de l’impresario George Wein, principal organisateur des festivals New-Yorkais, puis gère en 1998 le festival de Nantucket. Bénéficiant d’un excellent carnet d’adresses, M. Shields fonde le Festival Network au début des années 2000. Soutenu par des sponsors prestigieux tels que Richard Sands, magnat de la bière, le Festival Network se lance dans une politique ambitieuse : « Le but de notre entreprise était de créer suffisamment de festivals originaux et remarquables, de telle sorte que les 500 premières fortunes mondiales, observant ce large éventail de manifestations musicales, puissent dire « nous voulons vous rejoindre, et sponsoriser l’ensemble de vos créations ». Dans un premier temps, cette politique paie, puisque Festival Network parvient à racheter en 2007 l’entreprise de George Wein, Festival Productions, pour près de 4 millions de dollars. Il n’y a, dès lors, plus de limite aux visées de Festival Network : même le marché américain devient trop restreint, et l’on commence à organiser des événements dans le monde entier : à Doha, au Mali… Ainsi, l’année dernière, la compagnie proposait pas moins de dix-sept festivals, dont quatre entièrement nouveaux.

Mais plus dure est la chute : en l’espace de quelques mois, Festival Network est passé de l’apogée au déclin ; sur les quarante salariés employés par l’entreprise, il n’en reste plus que six ; bénéficiaire jusqu’ici, celle-ci perd cette année près de 6 millions de dollars ; sur la vingtaine de festivals organisés l’année dernière, on n’en compte plus aucun. Pourquoi cette soudaine déchéance ?

Selon les uns et les autres, les causes de cet échec diffèrent. M. Shields incrimine essentiellement la crise qui a incité les sponsors à ne plus investir (« Je pense que si nous nous étions trouvés dans des conditions économiques plus favorables, nous nous en serions bien sortis »), tout en reconnaissant ses torts dans cette affaire (« Je suis certainement critiquable sur les excès de mon plan de croissance, trop lourd pour les temps actuels. »). Michael Dorf, directeur de City Winery, va plus loin : « Shields était ambitieux, mais peut-être dépassé par les réalités du marché new-yorkais dont il est nécessaire de fréquenter continuellement les concerts de la ville, de jour comme de nuit, pour bien le comprendre. Je ne pense pas que Chris avait assez d’expérience dans ce domaine ». La critique de Dorf s’avère assez juste dans la mesure où Shields n’a qu’une connaissance musicale modeste du jazz, auquel il avoue préférer le folk. Faute d’une bonne compréhension du milieu festivalier, Shields aurait surestimé la valeur de certaines vedettes, et créé systématiquement de nouveaux festivals, dans une simple optique de croissance, sans s’interroger sur leur ancrage réel.

Les conséquences de ce fiasco sont beaucoup plus graves et étendues que ce que pourrait laisser croire la taille financière restreinte du Festival Network. En premier lieu parce qu’il s’agit d’une entreprise mondialisée, ayant effectué des investissements aux quatre coins de la planète. Ainsi, une production malienne, Le Festival dans le Désert, a failli être annulée, le retrait de Festival Network ayant entraîné une perte de près de 600 000 $. Ensuite parce qu’un tel échec contribue à donner une image négative de la profession musicale contemporaine. Selon l’impresario Joel Chriss « perdre un festival de jazz de cette envergure suggère au monde entier que la musique n’est pas vendable. C’est potentiellement dangereux ».

Est-ce réellement la fin d’une histoire ? New York a-t-il définitivement perdu ses festivals de jazz, et, avec eux, une part de son identité ? Ce n’est pas si sûr… M. Shields ne s’avoue pas si facilement vaincu. Prétendant que les fondements de Festival Network sont sains, il tient à monter un festival new-yorkais dès l’année prochaine : « Ce business plan peut réussir. Nous n’avons aucunement renoncé ». Qui plus est, le patriarche des festivals américains, George Wein, entend bien reprendre du service en dépit de ses 83 ans : profitant du vide laissé par Festival Newport, il proposera en août plusieurs festivals de jazz et de folk.