Jean Cras, compositeur né en 1879 à Brest, fut un excellent marin, un savant - et un musicien fascinant dont on commence tout juste à saisir l'importance. La mer, les horizons lointains, la Bretagne ont nourri sa musique, où fusent drame et sensations poétiques ...

L’Histoire retient le souvenir d’au moins trois grands marins-musiciens : Rimski-Korsakov, Albert Roussel et Jean Cras. Mais Cras est le seul de ces trois personnages qui n’ait pas opéré un choix exclusif de la musique au détriment de la mer, là où Rimski et Roussel finirent pas se consacrer uniquement au métier de musicien autour de la trentaine. C’est que Cras profitait des longs moments passés sur l’eau pour s’isoler et composer (« J'essaie de mettre à profit les années où je suis à la mer pour travailler le plus possible, les conditions étant d'ailleurs particulièrement favorables à une production avant tout sincère et non sollicitée, impressionnée par ce qui s'écrit »), sans aucune contrainte sociale, familiale – quatre enfants, tout de même ! – et financière ; tandis que les mille et une contrées qu’il a abordé lui servirent de champ d’exploration sonore, à telle enseigne qu’on a pu le considérer comme une sorte de Pierre Loti musical. Oh, non pas qu’il fît dans l’ethnomusicologie ou dans le recyclage d’exotismes portuaires : ce sont des emprunts de parfums, des ombres de réminiscences, toujours intégrées à son langage personnel. Et quel est-il, ce langage personnel ? Il faut naturellement mentionner l’influence séminale d’Henri Duparc, qui le consacrera « fils de [son] âme », un extraordinaire compliment de la part d’un extraordinaire musicien, mélodiste, harmoniste, coloriste. Mais ce serait oublier l’incidence du langage à la Schola Cantorum pour la rigueur d’écriture – y compris dans le registre polyphonique – et Debussy pour la fluidité, la transparence des discours et leur implacable logique, y compris dans la plus exquise liberté. Cras écrira surtout des œuvres de musique de chambre et des mélodies, presque rien pour l’orchestre (une suite symphonique Journal de bord, un concerto pour violoncelle, un concerto pour piano) et pourtant son grand chef-d’œuvre reste sans doute Polyphème, composé au cours de la Première Guerre et triomphalement créé à l’Opéra-Comique en 1922. Est-ce un opéra, une tragédie lyrique comme il l’appelait lui-même, peu importe : voilà une œuvre absolument indispensable du répertoire français de l’époque, à mi-voyage entre Duparc, Debussy, Chausson, tout en restant résolument du Jean Cras. S'inspirant du thème mythologique de "Acis et Galatée", le librettiste de Polyphème, Albert Samain, a construit son poème non pas sur les amours de la nymphe et du berger mais autour du cyclope, personnage central qu'il "christianise" en lui faisant accomplir un chemin de croix qui le mènera au renoncement et au retour à celle qui l'a fait naître, la mer. « L’hymne panthéiste à la nature qui sous-tend le poème entier de Samain entre en formidable résonance avec les préoccupations du musicien, qui compose ici un ouvrage où la mer devient naturellement un personnage d’une sidérante force dramatique. Cras a transposé en musique, comme plus tard dans Journal de bord, le langage inconnu et mouvant des flots. Les amples courbes de ses thèmes (en général assez longs comme ceux de Duparc) se déploient sans précipitation, et leur cheminement évoque le serpentement des rivages, les vastes horizons et les immensités marines. Le caractère évocateur est renforcé par la conception symphonique de l’ensemble : l’orchestre ruisselle de mélodies, et son commentaire épouse les moindres inflexions de propos ou de sentiment des personnages » (Michel Fleury, extrait du livret de la référence Timpani, voir ci-dessous).

Il est à noter que ce compositeur un peu rare ne fit pas école : l’époque était aux révolutions, aux iconoclasmes, et plus aux géniaux rêveurs maritimes. Mais son temps est sans doute venu. Bienvenue au port, Jean Cras ! Enfin, pour la petite histoire, on lui doit l’invention de la Régle Cras, un rapporteur spécial destiné à tracer facilement les routes sur les cartes marines. Homologuée par la Marine marchande, la Marine nationale et l’Armée de l’air, 17,80€TTC ; certes, l’objet est quelque peu tombé en désuétude depuis l’avènement du GPS mais manifestement on le trouve encore sur le marché.