Du 24 novembre au 2 décembre 2012, l'Opéra de Marseille propose Poliuto de Donizetti, en version concertante. Pourquoi monter ce rarissime ouvrage précisément à Marseille ?

Pourquoi, demanderez-vous, l'Opéra de Marseille programme-t-il ce rarissime ouvrage de Donizetti ? C'est qu'en usant d'un brin de capillotraction et d'un zeste de trichotétratomie, on peut déceler un lien organique entre Marseille et Poliuto . Les plus anciens de nos lecteurs, nés aux alentours de 1810, se souviendront que le célèbre ténor Adolphe Nourrit, star de l'Opéra de Paris où il créera plusieurs grands rôles de Rossini, de Halévy et de Meyerbeer, vit un jour débarquer un jeunot tout aussi ténor que lui, du nom de Gilbert Duprez, qui vint plus ou moins lui piquer tous les premiers plans des saisons à venir (comme quoi l'intolérable jeunisme que pratiquent tant de directeurs d'opéra [eux-mêmes pourtant indéboulonnables pendant des décennies, c'est le syndrome de Dorian Gray !] n'a rien de nouveau). Nourrit en nourrit une telle affliction qu'il décida de tenter sa chance en Italie ; lorsqu'il arriva à Naples en 1838, Donizetti lui composa rien que pour lui cet opéra basé sur Polyeucte de Corneille, devenu Poliuto en italien. Las, le roi du coin et du jour, Ferdinand II des Deux-Siciles, exigea de la censure qu'elle interdise l'ouvrage peu avant sa création au printemps 38 : "Le Roi ne veut pas que la religion chrétienne soit mise en scène, soit en bien, soit en mal", écrit Nourit le 16 août à son beau-père, puis "Vous savez que le Polyeucte a été arrêté par la censure. Nous avons refait le libretto, et changé nos chrétiens en Guèbres; mais la révision n'a pas plus voulu des uns que des autres : c'est le sentiment religieux qu'on voulait proscrire, sous quelque forme qu'il se présentât. Vous pouvez deviner toute l'importance que j'avais attachée à débuter dans un opéra écrit pour moi, et dont lé libretto avait été dicté par moi". Bref, la bêtise religieuse avait pris le dessus, plongeant le malheureux Nourrit dans une dépression catastrophique.

Et Marseille, là-dedans ?

On y vient.

Adolphe Nourrit
Toujours plus englué dans les idées sombres, Nourrit, resté à Naples, tente de se suicider le 7 mars de l'année suivante et, hélas pour lui, il y réussit au-delà de toute attente : mort, ce qui semble normal puisqu'il a vu Naples... On l'enterre une première fois dans un cimetière local, mais un mois plus tard, hop, exhumation, et c'est en chemin vers le cimetière de Montmartre où il repose désormais, aux côtés de sa femme, que le convoi funéraire fait halte... vous l'aurez deviné... à Marseille, le 24 avril, et c'est Chopin en personne, lui-même de passage en ville à son retour des Baléares, qui joue - de l'orgue ! et du Mozart ! - à l'occasion d'une messe à l'église Notre-Dame-du-Mont - où votre serviteur dirigea une fois un mémorable Les Enfants à Bethléem de Pierné avec le même Philharmonique de Marseille qui officiera pour la nouvelle production de Poliuto. Le monde est petit, ma bonne dame...

Le lien entre Donizetti et Marseille vous semble encore un peu ténu ? Alors ajoutons que le même malheureux Nourrit écrivit, encore à son beau-père : "Ce ne sont pas des émotions sérieuses qu'il vient chercher à l'Opéra, sauf quelques connaisseurs, qui admirent en silence et jouissent en gourmets d'un plaisir ignoré de la foule : le reste ne demande qu'un peu de distraction, de distraction facile, un moyen commode de faire sa digestion sans s'en apercevoir." Et d'où a-t-il écrit cette remarque désabusée ? Eh oui : de Marseille, le 20 mai 1837, en route pour Naples où il serait le premier ténor à ne pas chanter le rôle-titre de Poliuto. Ajoutons, pour enfoncer le clou, que l'ouvrage fut créé à Paris et en français, en 1840, sous le titre de Les Martyrs, avec le principal concurrent de Nourrit en vedette, Desprez en personne, Nourrit étant (si vous m'avez suivi) mort et deux fois enterré.

Et voilà donc, mesdames et messieurs, pourquoi l'Opéra de Marseille donnera Poliuto de Donizetti dans quelques semaines. Courez-y, ce n'est pas de sitôt que l'on pourra l'entendre à nouveau, et le seul enregistrement actuellement disponible est celui de Callas, Corelli et Bastianini de 1960...

Donizetti: Poliuto | Gaetano Donizetti par Maria Callas