En 1976, avec la Survivor’s Suite, le quartet américain de Keith Jarrett signe un sublime rêve éveillé sans se soucier de ce qui est jazz ou ne l’est plus…

Pour les jeunes, les amnésiques et les monomaniaques, il est bon de rappeler que Keith Jarrett eut une vie avant son indéboulonnable trio avec Jack DeJohnette et Gary Peacock et ses concerts et ses albums solos. Et oui… Chez Miles Davis, par exemple. Face à des claviers électriques, par exemple. Entouré de pleins de souffleurs, par exemple. Une richesse musicale bien renseignée discographiquement parlant mais qui semble être tombée dans les limbes de l’oubli tant les albums solos et ceux du trio cité se comptent désormais à la pelle. Au cœur de cette « première » vie jaillissent des pépites. Comme The Survivor’s Suite enregistré en avril 1976 pour le label ECM, une des dernières réalisations du quartet américain de Jarrett. Le sous-estimé Dewey Redman, père de Joshua, est au saxophone, Paul Motian tient les baguettes et Charlie Haden officie toujours aussi originalement à la contrebasse.

Découpée en deux longues parties, Beginning et Conclusion, cette suite multicolore est une évolution permanente. Comme le jazz, finalement… On ne sait plus trop ce qui est free ou ne l’est pas (plus ?). On ne sait plus trop si l’unité de lieu est occidentale ou orientale. Les quatre hommes qui n’hésitent pas à user d’armes inhabituelles (Jarrett joue un peu de sax et du célesta, Redman des percus) construisent une ample cérémonie souvent sombre et austère, d’où surgissent des étincelles assez éblouissantes de clarté et de pureté. Les tentures projetées par les fûts de Paul Motian atteignent des sommets d’inventivité musicale rarissime. Dewey Redman alterne souffle ultime quasi-tribal et chuchotement de velours. Et le maître de cérémonie extrait de son piano tous les sons possibles et imaginables sans jamais donner l’impression de vouloir épater la galerie.

Cette Survivor’s Suite a de magique son ambivalence. Son faux manichéisme. Cette capacité de passer avec une telle aisance de la tempête la plus tellurique au bien être le plus charnel. Un peu comme cette éclaircie, de toute beauté, à la quatrième minute et cinquantième seconde du second thème de l’album. Le pianiste d’Allenttown ouvre son âme dans un élan mélodique simple et majestueux.

Avec le recul, ce disque de plus de trente ans n’est finalement pas si étranger au discours actuel de Keith Jarrett. Ses récentes prestations en solo renferment une sève, parfois même une sémantique, bien ancrées dans ces années passées. Comme tout grand disque The Survivor’s Suite est intemporel dans son fond comme dans sa forme. Il continue juste à bouger. A avancer. A évoluer avec le temps.