C'est alors qu'il est élève d'un collège catholique de Montbrison que le jeune Pierre Boulez apprend la mort de Maurice Ravel. Il a douze ans et prend des cours de piano depuis cinq ans. Mais c'est beaucoup plus tard que les deux hommes se rencontreront post mortem, lorsque l'étudiant deviendra un des grands chefs-d'orchestre de son temps et qu'il dirigera de nombreuses oeuvres de son aîné. Cet intérêt manifeste pour Ravel, comme celui pour Debussy, Pierre Boulez le conservera toute sa vie et c'est d'ailleurs Ravel qu'il devrait prochainement diriger lors de deux concerts attendus à la tête de l'Orchestre de Paris, le premier, le 18 décembre, dans l'ambiance magique de la Pyramide du Louvre et le lendemain à la Salle Pleyel. En 1949, dans son article Trajectoires, Boulez dénonçait en Ravel "le faux académicien qui pratique des harmonies complexes mais sur un fond tonal simple." Il est certain que l'hédonisme de l'auteur du Boléro était quelque peu suspect aux yeux du sévère jeune compositeur et théoricien. Mais ce jugement était déjà tempéré par son admiration pour les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, ce poète qui allait tant compter pour Boulez, d'autant qu'ils furent écrits sous l'influence indirecte du Pierrot Lunaire de Schönberg via les commentaires rapportés par Stravinski ! Ce que Boulez aime dans la musique de Ravel c'est avant tout son sens infaillible de l'orchestre qui, écrit-il, "habille en quelque sorte un texte déjà entièrement élaboré : d'où l'échange incessant entre les versions pianistiques et orchestrales ; d'où son habilité à transfigurer le texte de Moussorgski tout en respectant sa littéralité." (in Boulez : L'Écriture du geste). Ce qui fascine aussi cet adepte de l'œuvre ouverte qu'est Boulez c'est le fait que Ravel ne doute pas et ne corrige jamais. "Seule l'orchestration d'Une barque sur l'océan l'avait laissé insatisfait, et je me demande bien pourquoi, car elle fait preuve, à mes yeux, d'une parfaite maîtrise." écrit-il encore.

Si Ravel laisse manifestement peu de traces dans les partitions du compositeur Boulez, il en va tout autrement pour le chef-d'orchestre qui a enregistré les oeuvres de Ravel à plusieurs reprises avec les meilleurs orchestres possibles. Il y a ce bel enregistrement intégral de Daphnis et Chloé avec l'Orchestre Philharmonique de New-York au début des années soixante-dix à comparer à celui, réalisé vingt ans plus tard, avec le Philharmonique de Berlin. On fera la même comparaison passionnante avec cet autre ballet intégral qu'est Ma Mère l'Oye. On se gardera d'ailleurs bien de préférer une version à l'autre tant les timbres des orchestres sont différents. Affaire de goût entre l'opulence des musiciens berlinois ou la puissance de ceux de New-York... Les oeuvres d'orchestre sont toutes là bien sûr, Le Tombeau de Couperin, la Rapsodie espagnole, le Boléro, les Valses Nobles et sentimentales, Alborada del Gracioso, Une Barque sur l'océan mais les deux opéras sont superbement ignorés...

Boulez laisse deux versions des Concertos pour piano avec Pierre-Laurent Aimard et Krystian Zimerman, sans qu'aucune des deux ne s'impose vraiment comme référence. Signalons la version très subtile du cycle Shéhérazade avec Anne-Sofie von Otter . Notre bonheur sera complet le jour où SONY se décidera de livrer dans leur version numérique les Trois Poèmes de Mallarmé avec Jill Gomez , les Chansons madécasses avec Jessye Norman et, l'œuvre ultime de Ravel, les Trois Chansons de Don Quichotte avec José van Dam.

Si vous êtes Parisiens ne manquez pas l'expérience d'un concert sous la Pyramide du Louvre. Les transparences conjuguées de Ravel, de Pei et de Boulez vous laisseront sans aucun doute le souvenir d'avoir passé un moment de grâce au coeur de la Beauté.