Est-ce le début octobre qui fait voir les choses en blanc et en noir ? Cette semaine semble profiter aux nouveautés pianistiques en tout genre, dont deux Goldberg, ainsi qu'un phénoménal Debussy et un non moins superbe Schubert

Parmi les pianistes chinois, il n'est pas que Lang Lang ou Yuja Wang, même si eux aussi ont orné la semaine de chacun sa nouveauté... loin des sentiers battus, la pianiste tout aussi chinoise Ran Jia a publié, chez Artalinna, deux sonates de Schubert (dont la titanesque dernière en si bémol majeur) d'une ineffable beauté poétique et d'un profond naturel que bien des pianistes ne savent plus conférer à leur jeu - trop souvent ampoulé, maniéré, artificiel. Ran Jia, dans un discours fluide et intimiste, sait autant murmurer sa caresse que rugir de sa griffe. Voilà une musicienne à suivre de près. Et du côté de la Vieille Europe, s'il est une nouveauté à ne manquer sous aucun prétexte, c'est le génial enregistrement des Préludes de Debussy par Francesco Piemontesi. Piemontesi, du haut de sa technique tellement indiscutable qu’il n’est nul besoin de la mentionner, s’est attelé à faire sortir de son piano toutes les nuances possibles et imaginables, et même – surtout – les plus impossibles et les plus inimaginables. Un piano d’une telle variété de teintes est plus qu’une rareté ; et chose encore plus singulière, il n’est pas question ici d’affirmer que Piemontesi évoque des teintes « orchestrales » : ce sont bel et bien d’infinies palettes de sonorités pianistiques qu’il sait ici faire apparaître comme par sorcellerie. Un tel Debussy semple presque une révélation pure et simple de la partition.

Deux Goldberg en une semaine, ce n'est pas fréquent. Et pourtant, deux pianistes ont décidé de se lancer dans l'entreprise : Alexandre Tharaud, la "voix française", claire et éclatante. Et le Germano-Russe Igor Levit, qui inclut le célèbre cycle de variations de Bach dans un coffret de trois grands cycles, les deux autres étant les monumentales Variations Diabelli de Beethoven, et les moins célèbres mais non moins imposantes variations sur The People United Will Never Be Defeated de l’États-unien Frederic Rzewski, écrites en 1975. Chacun de ces deux pianistes défend une conception personnelle et cohérente ; à l'auditeur de choisir ce qu'il préfère. Non pas que Qobuz pousse à la consommation, mais dans ce cas précis, l'on vous conseille quand même de goûter l'un et l'autre...

Ténor et contre-ténor ? Caruso se caricaturant lui-même

Loin, bien loin du piano - mais pas loin du tout de Bach puisqu'il fut son contemporain -, Antonio Caldara demeure aujourd’hui dans l’ombre après une vie de gloire. Il fut longtemps vice-Kapellmeister à la cour de Vienne où il lui échut de composer moult opéras et oratorios. Parmi ses centaines d’arias, plusieurs s’écartent de l’habituel format de la voix accompagnée aux cordes : la riche chapelle de la cour mettait à sa disposition des virtuoses sur les instruments les plus divers. Il a ainsi écrit pour une grande variété d’instruments « obligés », en particulier le luth, le chalumeau (l’ancêtre de la clarinette) et le psaltérion et tant d'autres, que l’on retrouve tous dans ces airs choisis par le fameux contreténor roumain Valer Sabadus. Mélanges sonores étranges garantis, en particulier avec le psaltérion - une sorte de cithare - et le chalumeau, la sonorité de clarinette n’étant certes pas de celles que l’on associe avec la musique baroque. Et tant que l'on est chez les contreténors - décidément ! -, signalons que l’extraordinaire contre-ténor croate Max Emanuel Cenčić s’adonne à la chanson napolitaine... ou presque. Car son nouvel enregistrement fait la part belle aux compositeurs italiens du XVIIIe siècle ayant vécu et travaillé à Naples, à commencer par Alessandro Scarlatti. Suivent les compositeurs de la génération suivante que furent Pergolesi, Leonardo Leo ou Nicolai Porpora, qui se saisirent des nouveaux genres développés dans la sphère de leur aîné, en particulier l’air accompagné non plus par un continuo improvisé, mais bien par un orchestre entier – et entièrement écrit. La mélodie vocale, ici destinée à des voix de castrats pour la plupart, se libère du carcan polyphonique pour acquérir sa liberté propre, tandis que l’accompagnement lui aussi se libère des écritures trop complexes et contrapuntiques pour devenir ce qu’il serait dans les opéras du XIXe siècle : un accompagnement destiné à souligner la ligne vocale, sans trop faire intrusion dans la texture musicale. Cenčić est ci secondé par Il Pomo d’Oro sous la direction de Maxim Emelyanychev, un ensemble flamboyant qui offre à l’aérienne voix du soliste un moelleux tapis sonore.

Un dernier petit détour dans des sphères inconnues nous mène auprès de Hugo Distler. Kixéxa, Hugo Distler ? Tout simplement un compositeur allemand, né en 1908 et qui s'est suicidé en 1942, incapable de supporter l'état du monde dans lequel il devait continuer à écrire de la musique tout en faisant des ronds de jambes aux autorités locales - qui avaient d'ailleurs fini par classer sa musique dans le rayon de "l'art dégénéré", fi-donc : des gammes pentatoniques, de la polyphonie complexe, des dissonances de toute beauté, une douceur de tous les instants et des textes marquant son désarroi... Compositeur choral avant tout, il appartient à cette branche assez sous-représentée des musiciens à la fois néo-baroques (ou même néo-médiévale par moments), modernistes, restés dans le giron de la tonalité mais surtout de la modalité "à l'ancienne", dans une écriture tirée à quatre épingles. On pourrait tirer un parallèle avec, certes un demi-siècle plus tard mais dans un geste similaire, Arvo Pärt ou John Tavener. A découvrir sans tarder : Hugo Distler, dont voici quelques superbes pièces chorales de l'époque de la Nativité. Et l'on referme le couvercle hebdomadaire sur un piano, encore - décidément ! -, celui du toujours émouvant Jean-Claude Pennetier qui, dans son troisième volume de l'intégrale Fauré, nous égrène quelques-unes de ces œuvres immortelles que sont les Barcarolles ou les Nocturnes, une musique détachée de toute virtuosité mais qui n'en est pas moins d'une redoutable difficulté. Chapeau à Pennetier pour cette superbe réalisation.