Huit nouveautés discographique dans des répertoires dont le plus récent affiche 105 printemps, le plus ancien trois quarts de millénaire

Tchaikovsky, d'abord, dont les deux derniers opéras bénéficient de tout nouveaux enregistrements, tous deux réalisés en direct, en public et en version de concert - ce qui est toujours préférable aux captations scéniques, trop souvent encombrées de bruits parasites de machinerie, de déplacements ou d'accessoires, sans parler des hilarants souffleurs pour les choses plus anciennes de la sphère italienne. La Dame de Pique , l'avant-dernier de 1890, est ce sombre et tragique ouvrage d'après Pouchkine : l'âme tourmentée du compositeur ne pouvait que trouver écho auprès des âmes tout autant tourmentées des personnages, ici chantés par un aréopage de stars russophones natifs soigneusement sélectionné par Mariss Jansons : le ténor Misha Didyk dans le rôle de l’amoureux tourmenté Hermann, Tatiana Serjan dans celui de la tendre Lisa, Larissa Diadkova couronnant le plateau en tant que Comtesse. Tchaikovsky encore, avec son tout dernier opéra, Iolanta de 1892, une œuvre enchanteresse dont l'action se déroule dans la Provence médiévale. Certes, ce petit bijou (petit par la taille, puisque l'opéra est assez court pour, lors de sa création, avoir servi de première partie avant Casse-noisette) n'appartient pas au grand répertoire des maisons d'opéra, mais c'est bien dommage ; en voudrait-on à Tchaikovsky d'avoir écrit un opéra qui se termine bien, comme un conte de fées ? C'est Dmitri Kitaïenko, le vieux et brillant routard de la scène russe, qui nous propose sa lecture en compagnie, ici aussi, d'un somptueux plateau russophone : une bien belle addition à la discographie hélas trop confidentielle de cet ouvrage.

A peine vingt ans après ce dernier opéra de Tchaikovsky, Vaughan Williams signait sa première symphonie, un ouvrage de plus d'une heure dans lequel on a l'impression que le jeune compositeur - pas si jeune, en vérité, puisqu'il a bien entamé la trentaine lorsque l'ouvrage est achevé, en 1909 - a concentré tout ce qu'il avait pu accumuler de musique symphonique à cette date. Cette première symphonie, A Sea Symphony , est certes d'inspiration maritime mais dans un sens qui n'est pas aussi descriptif, chargé d'impressions visuelles, que par exemple La Mer de Debussy ; plutôt que des tempêtes ou des mouettes, Vaughan Williams s'attache aux humains qui la parcourent et la vivent. On notera qu'en plus de l'orchestre, la symphonie comporte un chœur présent de bout en bout, une véritable star aux côtés de deux chanteurs solistes. La somptueuse interprétation de Mark Elder à la tête du Hallé est à marquer d'une pierre blanche. Et ne quittons pas encore les rivages marins, puisque le prochain enregistrement mis en avant dans ce petit éditorial est signé de l'ensemble Mare Nostrum - le parallèle avec Vaughan Williams s'arrête là, toutefois, puisque le nouvel enregistrement de cet ensemble nous propose de découvrir un oratorio de Stradella, San Giovanni Crisostomo (Saint Jean Crysostome, en bon françois). La vie dissolue de Stradella (1639 – 1682) a donné de quoi moudre aux amateurs de sensations fortes. Et pourtant, malgré ses innombrables maîtresses, et les innombrables maris cocus – l’un réussit presque à le faire assassiner par des sbires, l’autre y réussit parfaitement –, Stradella nous a légué moult œuvres sacrées d’une profonde religiosité, serait-ce une sorte de pénitence ? L’auditeur, lui, ne sera pas en pénitence s’il choisit d’écouter ce magnifique oratorio de 1680 ; l’ouvrage fait appel à cinq voix pour une dizaine de personnages dont naturellement saint Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie. Si, initialement, l’impératrice soutient le patriarche, elle prend rapidement la grosse tête – luxe et luxure à foison – et s’attire bientôt les foudres du saint, qu’elle finit par exiler au fin fond de l’Arménie. Stradella voulait-il faire amende honorable en dénonçant la perfide Eudoxie et en louant la vertu du prélat ?

Messe en scie ?
Juste après l'assassinat de Stradella naissait Bach ; et là c'est vraiment du neuf avec de l'ancien que propose la pianiste belgo-istraélienne Edna Stern avec sa lecture de trois des six Partitas - au piano et dans un idiome résolument moderne qui ne cherche en rien à évoquer le clavecin. Ce n'est pas non plus, rassurez-vous, une de ces conceptions hyper-romantiques comme on a pu les connaître jusqu'au milieu du siècle passé : Stern sait trouver un ton juste, lyrique, chantant, un vrai bonheur. Certes, les inconditionnels de Bach au clavecin vont hurler, à moins que... sans doute seront-ils eux-mêmes persuadés que d'autres visions dont possibles, après avoir entendu celle de Stern. Toujours Bach, toujours de l'ancien avec une touche de neuf, puisque ce nouvel enregistrement de la Messe en si allie les sonorités baroques raisonnés de l'excellent Freiburger Barockorchester (un orchestre qui ne se cantonne dans aucun carcan) dirigé par Hans-Christoph Rademann aux voix résolument modernes et lyriques de Carolyn Sampson, Anke Vondung, Daniel Johannsen et Tobias Berndt. Là encore, les puristes les plus purs et les plus durs des deux bords auront du mal à résister à cette interprétation qui place l'émotion avant toute chose.

Encore plus loin dans le passé ? Purcell bien sûr, dont les « Devotional songs » à trois voix d’hommes restent nimbés d’un certain mystère. Composées vers 1680, ils sont restés à l’état de manuscrit et il est difficile de savoir s'ils furent écrits pour un établissement religieux ou pour des particuliers. Le régime puritain de Cromwell, pourtant remplacé dès 1661 par le retour du roi exilé Charles II (le « Merry Monarch », ou le « monarque joyeux/fêtard »), avait laissé des traces profondes dans la société britannique, en particulier dans le domaine de la pratique religieuse à la maison. Sans doute Purcell connaissait-il les recueils de motets publiés pour ces pratiques, écrits pour un nombre réduit de chanteurs et continuo. Mais les Devotional Songs de Purcell sont autrement exigeants en termes de technique vocale que ces précédentes pièces destinées au salon, et l’on peut donc se demander s’il ne les a pas plutôt destinés aux professionnels de la cour. Deux ténors, une basse, ainsi que le continuo (basse de viole, clavecin, orgue, théorbe), servent ici à merveille cette sombre et ample musique que l’on ne connaît guère, et c’est bien dommage. Enfin, voici quelque trois quarts de millénaire - on vous avait dit qu'on finirait par de l'ancien ancien ancien ! - furent compilés les Cantigas de Santa Maria, 419 chansons de dévotion en gallego-portugais. On est entre 1260 et1284 à la cour d’Alphonse X El Sabio (« le Savant »), roi de León et de Castille. Il s’agit de la plus importante collection médiévale de chansons mariales en langue vernaculaire, et l'un des plus grands corpus de chansons médiévales avec notation musicale, là où tant de chansons de ce temps ne nous sont arrivées que sous forme de texte, à charge des musiciens d’improviser la musique selon les modes de l’époque… Il semble même que quelques-unes des pièces furent écrites par le Roi en personne ! Découvrez la musique de cette époque telle qu’elle se jouait et chantait alors, aussi précisément que possible.