Le Dorian Gray de la musique classique, c'est ainsi qu'un webzine chilien présentait récemment le Maestro Riccardo Muti. A soixante-dix ans passés, le chef d'orchestre italien a accepté d'écrire ses mémoires dont la parution en français était annoncée depuis 2011. Ecrit à quatre mains avec Marco Grondona et traduit (assez sommairement) de l'italien par Serge Filippini, ce livre intitulé Prima la musica ! vient tout juste de paraître aux Editions L'Archipel. On sent que Riccardo Muti a dû se faire violence pour parler de lui alors qu'il avoue le côté peu sociable et peu médiatique de son caractère. J'aime être chez-moi et travailler. J'aime cette solitude confiait-il, en 2012, à notre collègue Bertrand Dermoncourt. Voilà peut-être pourquoi ce livre nous laisse gravement sur notre faim. Il serait vain d'y chercher des révélations profondes sur la musique, sur son sens ou sur son message. A la fin de sa lecture on ne sait rien des goûts ni de ce qui anime un musicien pourvu pourtant d'un charisme rare et d'un "capital sympathie" partagé par les musiciens et les mélomanes du monde entier. Riccardo Muti vaut beaucoup mieux que cette suite d'anecdotes et d'énumérations juste là pour nous remémorer la chronologie d'une magnifique carrière, un mot qui ne plait d'ailleurs pas du tout à notre musicien. Car Riccardo Muti est une des grandes baguettes de la fin du XXe siècle qui commence à émerger au début des années soixante-dix. Originaire de Molfetta, dans les Pouilles, cette région si riche en patrimoine et si peu connue de l'Italie, il est né comme ses frères et sœurs à Naples, car, pour sa mère, parfaite napolitaine, il valait mieux naître à Naples que dans un bled perdu du bout de la botte italienne "si l'on voulait se faire respecter plus tard". Muti a l'Italie comme chevillée au corps. Je suis Napolitain, je pense toujours que rien n'arrive par hasard aime-t-il dire. Son rêve d'aujourd'hui est de s'acheter un petit lopin de terre en face du prodigieux château de Castel del Monte (photo François Hudry ci-dessous) pour pouvoir passer le reste de son âge à le regarder. Il faut dire que cette étrange construction est unique au monde. Faisant partie du Patrimoine mondial de l'UNESCO, elle fût bâtie au XIIIe siècle par l'empereur du Saint Empire, Frédéric II de Hohenstaufen. C'est un lieu hautement symbolique qui n'a probablement jamais été habité. Certains historiens pensent que le bâtiment pourrait être un lieu de culte, ou peut-être une sorte de temple du savoir, destiné à pouvoir se consacrer à la science sans être dérangé. L'octogone, sur lequel se fonde le plan de l'ensemble et de ses composantes, est une forme géométrique hautement symbolique : c'est la figure intermédiaire entre le carré, symbole de la terre, et le cercle, qui représente l'infinité du ciel, et marque le passage de l'un à l'autre. L'ensemble du bâtiment est plein de symboles astrologiques forts, et sa position est conçue de telle sorte que le jour des équinoxes et des solstices, les ombres portées par les murs aient un sens particulier. À midi de l'équinoxe d'automne, par exemple, l'ombre des murs atteint très exactement la longueur de la cour intérieure, et un mois exactement après, elle couvre la totalité de la longueur des pièces. On pourrait ainsi multiplier l'incroyable symbolisme de ce lieu, mais ce n'est pas ici notre propos et il est dommage qu'on n'ait pas incité Riccardo Muti à expliquer aux lecteurs que nous sommes d'où vient la fascination qu'il éprouve pour ce singulier édifice qui vaut à lui seul une visite dans les Pouilles.

Dans ce livre de mémoires, Muti évoque la manière avec laquelle il aborde les partitions, en particulier celles de Verdi, en respectant absolument ce que le compositeur a écrit, supprimant les mauvaises habitudes des chanteurs depuis des générations. Mais c'est au même Bertrand Dermoncourt qu'il confiait, son véritable credo à l'égard du grand maître :

J'ai fait de l'interprétation de Verdi la priorité artistique de ma vie. J'ai voulu lui rendre sa noblesse. Or un mauvais cliché circule toujours. On croit savoir que Verdi, c'est le sang, la sueur, le coeur, l'"italianita"... Des mots absurdes. Que signifie l'italianita ? Le vin rouge de Toscane ? La pizza ? La tomate et la mozzarella ? Verdi n'a rien à voir avec cela : sa musique n'est pas exactement la même que celle des pêcheurs de Capri. Il était un compositeur très sophistiqué. La manière dont il parvient à faire fusionner les mots et la musique est unique. Plus je travaille sur ses partitions - et cela fait plus de cinquante ans ! -, plus je me rends compte de son pouvoir dramatique. Son écriture est bien plus précise qu'on ne le croit parfois. Chez lui, une note brève est là pour des raisons dramatiques. Un forte ou un piano aussi : tout est toujours connecté à ce qui se passe sur scène. En n'étant pas précis, on tue ces effets et l'essence de sa musique. C'est peu dire que le laxisme a failli emporter Verdi.

La discographie de Riccardo Muti reflète bien ses préoccupations et ses enregistrements verdiens, à l'instar de ceux de son collègue et ami Claudio Abbado, comptent parmi les références du genre. Enregistrés à l'époque où Muti fut le directeur musical de la Scala de Milan, de 1986 à 2005 ou réalisés en studio à Londres pour EMI, ils sont représentatifs de son tempérament musical exceptionnel, ce côté fiévreux et généreux qui s'accorde si bien avec Verdi.

Il faudrait bien sûr les citer tous, même si Attila, Nabucco, Traviata, I Vespri siciliani viennent immédiatement à l'esprit. Un des grands moments des années Scala fut aussi la trilogie Da Ponte/Mozart proposée durant plusieurs saisons dans des mises en scène exceptionnelles, avec les meilleurs chanteurs du moment et sous la direction d'un Riccardo Muti qui mettait littéralement les spectateurs en état de lévitation. Un souvenir que l'auteur de ces lignes n'est pas prêt d'oublier.

Comme Toscanini autrefois, Riccardo Muti est avare de gestes. Il sait qu'on peut encourager un musicien d'un seul regard et qu'il est inutile de gesticuler ou de faire des grimaces. Un des bonheurs les plus récents du maestro est d'avoir pu donner des concerts, comme pianiste, dans une prison italienne. Sans aucune démagogie, il s'est trouvé ce jour là entouré d'une humanité merveilleuse. La formation des jeunes est aussi parmi ses principales préoccupations et il question que le généreux, et ultime, projet de Claudio Abbado, l'Orchestra Mozart, mort avec lui, puisse renaître avec de nouvelles subventions et sous la direction de Riccardo Muti. La direction du Festival de Ravenne et le maestro ont consulté la famille Abbado qui a accepté la proposition. Un premier concert aura lieu le 30 juin prochain avec le Concerto no 3 de Beethoven (avec le pianiste français David Fray, gendre de Riccardo Muti) et la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski. Bel exemple de passage de témoin entre deux chefs essentiels de notre époque et animés des mêmes idéaux.

La discographie de Riccardo Muti est pléthorique et d'une grande qualité. Elle aborde bien sûr l'opéra italien dont il est un des meilleurs représentants, ceux de Mozart et de très nombreux enregistrements symphoniques ou de musique religieuse de Verdi ou de Cherubini que Riccardo Muti porte très haut. Vous n'aurez aucune peine à télécharger ou à écouter ces disques en streaming en surfant sur votre QOBUZ.

Sa collaboration régulière avec l'Orchestre National de France fait honneur à notre pays. C'est d'ailleurs Riccardo Muti qui a été choisi pour diriger le concert anniversaire du premier concert du "National", le 13 mars dernier. Récemment, un disque Mozart, consacré au Concerto pour clarinette joué par Patrick Messina illustre bien la fidélité du maestro italien et de Radio France.

Riccardo Muti est actuellement le chef heureux de l'Orchestre Symphonique de Chicago. En 2011, sa chute avait provoqué une belle frayeur à ses musiciens. S'évanouissant en pleine répétition de la Cinquième Symphonie de Chostakovitch, il s'était fracassé la mâchoire et avait dû être aussitôt opéré et accepter la pose permanente d'un stimulateur cardiaque. Ce mauvais souvenir est désormais derrière lui. Adoré des musiciens et du public, Riccardo Muti a pratiquement ressuscité l'Orchestre Symphonique de Chicago grâce à son énergie, au vaste répertoire qu'il propose et aux concerts gratuits qu'il donne dans des écoles, des parcs et des prisons. Il vient de signer un nouveau contrat qui prolonge son activité jusqu'en 2020, l'année qui précédera ses 80 ans, l'âge de pouvoir, peut-être, enfin contempler l'énigmatique forteresse de Castel del Monte depuis sa fenêtre...