A l’exception des chanteuses, les femmes du jazz ont dû batailler ferme pour se frayer un chemin vers le devant de la scène. De Mary Lou Williams à Jaimie Branch en passant par Geri Allen ou Alice Coltrane, elles sont finalement assez peu nombreuses à s’être imposées dans un genre resté presque exclusivement masculin. Et toujours aussi macho ?

Début 2017, l’affaire agite la jazzosphère. Certains l’appellent même la saga… du clitoris musical ! A l’origine, une interview accordée par le pianiste Robert Glasper à son confrère Ethan Iverson. Grand gourou d’un jazz métissé jonglant même avec le hip-hop et la soul, Glasper commence à déclarer que certaines femmes, « qu’on n’imagine pas fans de jazz, genre jeunes, belles, européennes », adorent la musique de The Bad Plus, l’ancien groupe d’Iverson. « J’imagine qu’elles sont une des raisons pour lesquelles on joue, non ? », répond l’ex-Bad Plus. Glasper d’enchaîner : « J’ai vu ce que ça fait au public, jouer certains grooves. J’adore faire ressentir cette sensation. Et justement, les femmes adorent ça. Elles n’aiment pas trop les solos. Quand vous appuyez sur ce groove et que vous restez dessus, c’est comme un clitoris musical. Vous êtes dessus, vous restez sur ce groove, et les yeux des femmes se ferment et elles commencent à se balancer, à entrer en transe. » Tollé général. D’autant plus que ces deux stars américaines du clavier ne sont pas de vieux retraités d’une ère où la misogynie régnait davantage, mais deux quadras considérés comme des créateurs ouverts et hype. Bref, comme dans tant d’autres domaines artistiques, le sexisme se porte toujours aussi bien, et la parité peine à s’imposer…

Quand on réunit les mots « femmes » et « jazz », les mêmes noms viennent invariablement à l’esprit : Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Carmen McRae, Cassandra Wilson et quelques dizaines d’autres chanteuses. Chanteuses oui, comme si l’histoire des instrumentistes était exclusivement réservée aux hommes. Des années 20 à aujourd’hui pourtant, des pianistes, batteuses, saxophonistes, contrebassistes, trompettistes, harpistes, bassistes, bref des non-chanteuses ont réussi à enregistrer et parfois même à marquer l’histoire de leur instrument. Même si la parité tend doucement à évoluer comme le montre la médiatisation des récents albums de la trompettiste Jaimie Branch (Fly or Die et Fly or Die II : Bird Dogs of Paradise), la violoncelliste Tomeka Reid (Old New), la batteuse Kate Gentile (Mannequins), la saxophoniste Matana Roberts (Coin Coin Chapter Four : Memphis) ou des Anglaises du groupe Nérija (Blume), elle demeure affligeante de déséquilibre lorsqu’on consulte la saga du jazz dans sa globalité.

Malgré quelques exceptions (la contrebassiste Thelma Terry à la tête de ses Playboys à la fin des années 20 en est une belle), le piano est le principal instrument joué par les femmes au début du XXe siècle. Compositrice, arrangeuse et directrice musicale, Mary Lou Williams est la plus célèbre et la plus géniale de sa génération, même si d’autres comme Sweet Emma Barrett, Billie Pierce, Jeanette Kimball, Lil Hardin Armstrong et Lovie Austin réussissent à se faire un nom. D’abord reine du boogie et du stride puis d’à peu près tous les styles pianistiques qui suivront, Williams joue avec Duke Ellington, écrit pour Benny Goodman, Count Basie et Louis Armstrong, et chaperonne les jeunes génies du be-bop que sont Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Bud Powell et Thelonious Monk. Durant les années 40 et 50, elle anime une émission de radio, forme un sextet avec Art Blakey, aide les jeunes musiciens, compose des suites orchestrales (comme la Zodiac Suite en douze parties pour les douze signes du zodiaque !), lance l'éphémère Mary Lou Williams' Girl Stars, et s'installe même quelques mois à Paris. Sa conversion au catholicisme en 1956 l'éloigne d'abord de son instrument avant qu’elle ne se consacre à la musique sacrée. Et en pleine période free, Williams travaillera même avec le pianiste Cecil Taylor. La carrière folle mais surtout d’un éclectisme précurseur de cette musicienne unique à l’âme blues en déroutera certains. Au point qu’il faudra attendre les années 90 avant que celle qu'on surnommait la “First Lady du piano jazz” soit reconnue à sa juste valeur.

The International Sweethearts of Rhythm - Best Female Jazz Band

MusicandDancing4Ever

Avant-guerre, les seules formations à accueillir des femmes sont souvent exclusivement féminines ! Fondé en 1937, l’International Sweethearts of Rhythm (ISOR) et ses recrues des écoles défavorisées du Mississippi est sans doute le plus célèbre de ces big bands de femmes. Le premier surtout à accueillir des musiciennes sans distinction de couleur, avec l’arrivée en son sein en 1943 de la saxophoniste blanche Rosalind Cron, alors que les lois ségrégationnistes Jim Crow sont encore appliquées dans le Sud des États-Unis. Devenu professionnel au début des années 40, l’ISOR se produit aux quatre coins des États-Unis, notamment avec les orchestres de Jimmie Lunceford et de Fletcher Henderson, et tourne même en Europe pendant la guerre pour soutenir le moral des troupes. Sa séparation en 1949 l’expédie aux oubliettes avant que des universitaires travaillant sur la condition féminine ne ressuscitent son histoire durant les années 80. D’autres big bands exclusivement féminins (Ina Ray Hutton et les Melodears, les Darlings Of Rhythm, les Prairie View Co-eds, etc.) vivront leur âge d’or au milieu des années 40, de nombreux musiciens hommes ayant été envoyés sur le front. L’excellent Jazz Ladies 1924-1962 Pianists, Trumpets, Trombones, Saxes, Organs… All Girls Bands chez Frémeaux & Associés compile d’autres enregistrements de musiciennes de cette époque (jusqu’à l’aube des 60's).

De l’après-guerre jusqu’au début des années 70, sorte d’âge d’or qui verra s’enchaîner l’avènement du be-bop, du hard bop, du free-jazz et du jazz-rock, la situation évoluera modérément pour les femmes. Sans tomber dans un long name dropping des exceptions qui enregistreront un album ici ou dirigeront un concert là (nombreuses musiciennes non citées ici sont présentes dans la playlist de ce Grand Angle), il est stupéfiant de voir l’absence quasi totale d’instrumentistes féminines sur des labels phares comme Blue Note (à l'exception de l’étonnante pianiste allemande Jutta Hipp) ou Impulse! (hormis les disques d’Alice Coltrane, de Shirley Scott et le fameux Soul Sisters de l'organiste Gloria Coleman avec la batteuse Pola Roberts). Comme sidewoman, certaines ont réussi une vraie carrière. Comme la tromboniste et arrangeuse Melba Liston, qui participa à de nombreux albums de pointures telles Randy Weston, Art Blakey, Dizzy Gillespie, Jimmy Smith, Ray Charles et Quincy Jones. Une héroïne oubliée qui n'a cessé d’évoquer l’omniprésence du machisme et du harcèlement sexuel dans le jazz… La harpiste Dorothy Ashby est une autre exception qui a montré que son arme de prédilection pouvait s’immiscer en terre jazz. Cette native de Detroit, qui anima sa propre émission de radio, jouait également du koto et épaula des stars comme Jimmy Cobb, Louis Armstrong et Woody Herman. Elle a signé une dizaine de beaux et étranges albums solo (le très psyché, lounge et assez culte Afro-Harping en 1968). Ashby réussit même à se faire engager, bien plus tard, par Bill Withers et Stevie Wonder sur Songs in the Key of Life.

The Girls In The Band - Official Trailer

Edward Osei-Gyimah

Evoquer harpe et jazz mène forcément à Alice Coltrane. Après avoir débuté comme pianiste au sein du groupe du vibraphoniste Terry Gibbs, elle remplace McCoy Tyner dans le quartet de son génie de mari, John Coltrane. Peu de temps avant de mourir, celui-ci, de plus en plus fasciné par la musique d’Extrême-Orient notamment, avait commandé une harpe que sa femme n’étudiera qu’après sa mort, en juillet 1967. Rapidement, Alice mêle jazz modal et musique indienne et enregistre avec quelques anciens complices de John comme le saxophoniste Pharoah Sanders, le batteur Rashied Ali et le contrebassiste Jimmy Garrison. Sa conversion à l'hindouisme transformera progressivement sa musique, de moins en moins jazz et de plus en plus spirituel. Finalement, c’est son talent, son nom de famille mais surtout l’atypisme de son parcours et de sa musique qui a rendu célèbre Alice Coltrane et qui continue aujourd’hui de fasciner les musiciens actuels. Comme son petit-neveu, un certain Flying Lotus

Durant les années 70, période durant laquelle les luttes féministes résonnent davantage, puis les années 80, une poignée de femmes pianistes parviennent à s'imposer comme leaders. Carla Bley se fait connaître grâce à son opéra de 1971 Escalator Over the Hill et ses nombreuses compositions reprises par Gary Burton, Jimmy Giuffre, George Russell, Art Farmer, John Scofield ainsi que son ex-mari Paul Bley. Cette pianiste d’abord très active dans la scène free enregistre sous son nom dès 1974 et est aujourd’hui un pilier du label ECM. D’abord pianiste free elle aussi, Joanne Brackeen a construit sa carrière loin des sunlights mais près du cœur des aficionados de l’avant-garde. Son jeu percussif et ses improvisations foisonnantes d’idées lui ont permis de croiser le fer avec Dexter Gordon, Michael Brecker, Chick Corea, Ornette Coleman, Joe Henderson, Stan Getz, John Patitucci, Jack DeJohnette, Eddie Gomez, Cecil McBee, Terence Blanchard, Branford Marsalis et évidemment son mari Charles Brackeen. Avec son jeu très fougueux, Toshiko Akiyoshi est un autre nom marquant de cette période. La dense carrière de la pianiste japonaise avait même débuté en solo dès 1953. Mariée à deux saxophonistes américains (Charlie Mariano en 1959 puis Lew Tabackin en 1969), cette fan de Bud Powell jouera aussi bien en solo qu’en trio, big band et même orchestres symphoniques. Dans sa discographie XXL de près de 100 albums, ses enregistrements du big band qu’elle monte en 1973 avec Tabackin restent de vraies pépites pour les amateurs d’arrangements efficaces et de swing inventif.

Geri Allen Trio - 1, 2, Goodbye

OldKingDooji

L’un des grands noms de la génération suivante est encore pianiste. Discrète, cultivée et humaniste, Geri Allen, disparue en 2017 à 60 ans, participa à l’aventure du collectif M-Base du saxophoniste Steve Coleman et travailla avec des rythmiques de renom (Charlie Haden/Paul Motian et Tony Williams/Ron Carter). Ornette Coleman, qui se passait de pianiste depuis les années 50, changea d’avis et l’embarqua avec lui. Le piano de celle qui grandit à Detroit mêlait les influences d’Herbie Hancock à celles du free-jazz mais aussi du rhythm’n’blues et de la soul. Aucune note superflue ne venait s’immiscer dans ce jeu à l’économie que cette diplômée en ethnomusicologie promenait dans tous les recoins de la Great Black Music et de son éclectisme… Progressivement, les femmes ne sont plus cantonnées au piano, à l'instar de la chef d'orchestre Maria Schneider, la batteuse Terri Lyne Carrington, la violoniste Regina Carter, la saxophoniste Jane Ira Bloom, la trompettiste Ingrid Jensen, la clarinettiste et saxophoniste Anat Cohen ou la bassiste Esperanza Spalding.

Le mouvement – à défaut malheureusement de parler de courant – se poursuit avec toute une génération de jeunes musiciennes désireuses de faire entendre la voix de leur instrument. Les programmateurs de festivals pensent enfin à inscrire davantage de noms de femmes sur leurs affiches. Côté enseignement, certaines écoles tentent de faire évoluer la situation. En 2015, suite à une énième affaire de harcèlement sexuel, les professeurs du prestigieux Berklee College of Music votent la parité hommes/femmes à horizon 2025. Partout ailleurs, des initiatives se multiplient pour aider les jeunes musiciennes, à l’image de Geri Allen qui avait créé, avant sa disparition, le programme All-Female Jazz Residency au New Jersey Performing Arts Center. Pour n’en citer qu’une poignée, la saxophoniste Melissa Aldana, vainqueure du concours organisé par le Thelonious Monk Institute of Jazz en 2013, sa consœur suisse María Grand, l'Américaine Camille Thurman et la Norvégienne Mette Henriette, la batteuse Kate Gentile, la violoncelliste Tomeka Reid ou la trompettiste Jaimie Branch, charismatique fille spirituelle de Lester Bowie, Don Cherry et Booker Little qui ne se contente pas exclusivement du vecteur jazz pour faire passer ses idées de notes ou de mots, montrent la diversité stylistique des jazzwomen contemporaines, capables de puiser dans l’avant-garde la plus pointue ou dans des musiques ouvertement urbaines. Ces musiciennes entament leur carrière dans un contexte sans doute un peu plus sain que leurs aînées. Quoique. Ethan Iverson, suite à l’affaire du clitoris musical, s’était défendu en expliquant être un libéral et un féministe. Ce à quoi le pianiste Vijay Iyer avait répondu : « Tu es un libéral et un féministe qui a publié sur son blog 42 interviews d’hommes et zéro de femmes ! »

BIRD DOGS OF PARADISE

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