C’est un fait suffisamment rare pour être souligné : en cette année 2017, le compositeur Philippe Sarde sort enfin de sa tour d’ivoire, afin d’éditer chez BMG les bandes originales les plus emblématiques de sa carrière. Premier épisode de notre passage en revue de cette fournée globalement tonique et souriante.

Lorsqu’on aborde le sujet de la diffusion de la musique de Philippe Sarde, on se retrouve face à un (relatif) désert éditorial, et, donc, à un vaste chantier en devenir. Il semble néanmoins que cette année marque le début d’une éclaircie, celle qui annonce un travail passionnant de mise en valeur de cette œuvre gigantesque, à travers l’édition de nombreuses bandes originales incontournables. Du haut de ses 69 ans, quel regard Sarde porte-t-il sur ce qu’il a accompli ? Parmi la centaine de musiques de films qu’il a écrites depuis 1970, que souhaite-il mettre en avant ? Une première fournée de BO vient de sortir chez BMG, et elle nous donne des éléments de réponse quant à l’état d’esprit du compositeur face à cette période toute neuve pour lui. L’optimisme général qui se dégage de ces disques démontre que Sarde semble heureux de partager sa musique en dehors des salles de cinéma. Certes l’amertume, la mélancolie, le tragique (renforcés par les sujets de certains films : le deuil dans Ponette, le handicap dans La Nuit ensoleillée, etc.) ne sont jamais loin. Mais dans l’ensemble, c’est l’humour, l’optimisme et l’énergie qui l’emportent, à l’image du titre du dernier morceau de La Pirate : « Oui ! Oui ! Oui ! ».

Jacques Villeret, Yves Montand et Nicole Garcia dans "Garçon !", Victoire Thivisol dans "Ponette", Jane Birkin et Maruschka Detmers dans "La Pirate"

Après toute une série de chefs-d’œuvre (qui vont des Choses de la vie en 1970 à Une Histoire simple en 1978, en passant par César et Rosalie en 1972), le duo Claude Sautet (à la réalisation) /Jean-Loup Dabadie (au scénario et au dialogue) tourne un ultime film en 1983 : Garçon !, avec Yves Montand et Nicole Garcia. Gravitant autour des sempiternels thèmes de la confusion des sentiments et du temps qui passe, dans une succession de vignettes anecdotiques et quelques peu desséchées, la machine tourne, pour une fois, un peu à vide – même si le regard des deux hommes n’a rien perdu de sa finesse. Après ce film en demi-teinte, Claude Sautet restera cinq ans sans tourner, avant de changer de cap et de scénariste. Qu’en est-il de la musique du film ? Dès les premières notes de ce Garçon !, on réalise que Philippe Sarde ne suit pas le mouvement rouillé des deux auteurs. Il se réinvente même, et avec brio. Exit la mélancolie des anciens opus. Comme souvent chez Sarde, la musique raconte le passé du personnage – un détail qui est parfois simplement effleuré dans le scénario, voire éludé. En l’occurrence, Alex (le personnage de garçon de café haut en couleur incarné par Montand), jouait des claquettes dans une autre vie, c’est pourquoi Philippe Sarde invente un air qui évoque une danse populaire américaine de l'entre-deux guerres. Mais il finit par nous emmener ailleurs, au-delà de l’anecdote et du simple clin d’œil à la jeunesse du personnage : l’émotion que ce thème principal distille chez l’auditeur provient certes de cette mélodie typique du one-step, mais aussi de la flamboyance inouïe des arrangements, en particulier de ces cuivres glorieux, miroir parfait de l’échalas tapageur qu’est Montand. Cette brillance orchestrale côtoie à l’occasion une certaine modestie, notamment à travers l’emploi du mélodica, dont la sonorité gauche et balbutiante évoque plutôt le petit garçon qui sommeille encore, parfois, chez Alex (le mélodica, que Sarde retrouvera 21 ans plus tard dans Les Sœurs fâchées d’Alexandra Leclère, film sur deux sœurs adultes retrouvant les joies et les peines de l’enfance). Qu’elle évoque la sophistication de la comédie musicale américaine classique, ou bien la bonne humeur d’un dessin animé rétro, la musique de Philippe Sarde parle avant tout du mouvement, comme si nous assistions à un ballet plein d’énergie : le ballet des serveurs de la brasserie parisienne, mais aussi le ballet intérieur d’Alex, avec ses liaisons amoureuses complexes et ses amitiés fortes et tempétueuses.

Outre Claude Sautet, Philippe Sarde fut fidèle à d’autres réalisateurs comme André Téchiné, Georges Lautner ou Jacques Doillon. Ce dernier est à l’honneur dans cette fournée BMG, puisque pas moins de trois BO tirées de ses films sont proposées. En 1987, Doillon tourne Comédie ! (avec un point d’exclamation comme chez Sautet), un huis clos pour deux personnages, incarnés par Jane Birkin et Alain Souchon. Le thème de la jalousie incite le compositeur à écrire un tango – une idée certes stéréotypée, mais efficace. Et pour s’éloigner du lieu commun, il adjoint au bandonéon de Juan José Mosalini un quatuor classique, ainsi que le saxophone ténor de George Coleman : un mélange explosif de jazz, de musique traditionnelle et de musique classique qui sied non seulement à l’audace de ce film, mais qui renvoie aussi, tout simplement, aux méandres alambiqués de l’histoire d’un couple. La harpe de Francis Pierre apporte à cet ensemble détonnant une touche de douceur et de discrétion qui calme le jeu et montre que tout cela n’est finalement qu’une comédie !


Dans La Pirate (1984), Alma (Jane Birkin) est amoureuse de son mari Andrew (Andrew Birkin), mais aussi de Carol (Maruschka Detmers). Elle est donc prise entre deux feux, et c’est cette indécision que Philippe Sarde essaie de traduire en faisant dialoguer un grand orchestre symphonique (qui représente l’amour conjugal, visible et « officiel ») et un quatuor à cordes dirigé par Bill Byers (qui symbolise la relation extra-conjugale et saphique, forcément plus secrète). Il y a donc de l’amour dans ce film, mais aussi de la souffrance, laquelle étant liée aux douloureux doutes du personnage d’Alma. Ce romantisme à double tranchant, que Philippe Sarde qualifie lui-même d’acide, est cristallisé par le timbre ambivalent du saxophone soprano de Wayne Shorter. Malgré la beauté incomparable de l’interprétation du grand jazzman, cet instrument n’a rien à voir avec la douce chaleur d’un sax ténor par exemple. Il possède une dureté qui le rapprocherait presque du son de la cornemuse.

Garçon ! - Bande annonce d'époque restaurée HD

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Ponette (1996), toujours de Jacques Doillon, raconte l’histoire d’une petite fille de quatre ans (Victoire Thivisol) qui ne parvient pas à faire le deuil de sa mère décédée dans un accident de voiture. Pour ce sujet délicat, Philippe Sarde réunit un trio (le piano de Peter Strosser, le violon de Michael Davis et le violoncelle de Keith Harvey) dirigé par David Snell. La première chose qui frappe à l’écoute de cette partition, c’est certainement la référence à Bach. Mais Sarde ne cite pas lourdement son Maître, il le fait plutôt par petites touches, par bribes, comme des vignettes archaïques, des flashs de « primitivité musicale ». Pour la petite Ponette, ce sont presque des réminiscences utérines, qui expriment son désir de fusionner à nouveau avec sa mère. On note aussi de nombreux clins d’œil à la musique française (en particulier à Gabriel Fauré et Camille Saint-Saëns).

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