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Bernard Kruysen

L’éditeur Michel Bernstein dresse dans ses souvenirs publiés sur Qobuz un beau portrait de Bernard Kruysen, dont voici des extraits :


Imaginez un grand gaillard assez mince, d’une allure souveraine sur la scène, semblant dominer de son air serein et le pianiste qui l’accompagnait et l’audience qui l’écoutait avec une attention soutenue. Le contact fut aisé. Il m’expliqua qu’il n’avait jamais fait de disques, qu’il était un peu craintif devant cette perspective et qu’il souhaitait enregistrer avec un pianiste dont je n’avais entendu parler mais avec lequel il travaillait et avec qui il se sentait en confiance. Par ailleurs, le choix de recueils de mélodies de Debussy lui convenait à merveille.


Le pianiste se nommait Jean-Charles Richard et habitait Chartres où il enseignait. Nous nous y rendîmes. Richard était d’un abord agréable et avenant mais un peu aigri, assez nerveux et replié sur son univers. Résultat sans doute des souffrances endurées à la suite d’un grave accident qui lui était survenu à l’adolescence : courant avec des camarades pour prendre hors de l’arrêt son tramway quotidien, il avait glissé et une roue du tramway lui avait sectionné la jambe. Il avait été l’élève de Lazare Lévy et de Walter Gieseking et il tenait de ce dernier son sens du timbre, son toucher vaporeux et son style très acéré.


Bernard Kruysen était le fils du peintre hollandais Ton Kruysen qui vivait le plus souvent à Chartres. Ses parents étaient divorcés et sa mère s’était remariée avec un chanteur de La Monnaie à Bruxelles, ce qui ne sera pas sans importance pour la formation du jeune Bernard. Mais toute sa jeunesse s’était passée en Provence et lorsque j’annonçai que je venais d’enregistrer des mélodies de Debussy par un baryton hollandais inconnu, tous mes amis se gaussèrent jusqu’au moment où, ayant écouté les premières épreuves, ils réalisèrent que le supposé accent batave du baryton fleurait bon les parfums de Bormes-les-Mimosas et du Lavandou !


Kruysen était élancé et de haute taille et dès sa jeunesse son visage était marqué comme celui d’un loup de mer. Loup de mer il l’était, lui qui, ne sachant pas nager, était devenu champion des Pays-Bas de plongée sous-marine. Chaque année il passait ses vacances en Corse ou à Ibiza pour tourner des films dans les profondeurs. C’est une passion que toute sa vie il partagea avec celle de la musique et avec les subtiles relations qu’il nouait avec les dames. Son rapport à la musique lui était venu à l’écoute de son beau-père. Il donna son premier concert à onze ans devant de jeunes provençaux totalement ignorants des choses de l’art : le triomphe qu’ils lui réservèrent lui fit prendre conscience de sa force de rayonnement sur son auditoire, une impression qui ne le quitta jamais.


Kruysen fut exclusivement passionné par la musique vocale. Sa culture se forgea à l’expérience et nullement dans les cercles académiques ou intellectuels. D’ailleurs il ne lisait que très approximativement la musique et se faisait jouer les œuvres qu’il retenait aussitôt, même les compositions contemporaines complexes. L’enseignement qui l’a marqué le plus reste celui de Pierre Bernac mais il ne travailla avec lui que lorsqu’il était déjà un soliste renommé. En Bernac il cherchait le guide spirituel et le conseiller bien plus que le professeur. Il eut ainsi l’occasion de donner quelques concerts avec Francis Poulenc qui l’adorait. La musique instrumentale lui semblait une construction abstraite et lui était hermétique.


Donc nous nous rendons à Copenhague pour enregistrer en 1961 le premier disque de Bernard Kruysen. Cela se passa à merveille et ce Debussy fut terminé en très peu de temps. J’en profitai pour enregistrer également deux disques Ravel avec Jean-Charles Richard, le pianiste que Kruysen m’avait présenté et qui m’avait fortement impressionné par son toucher et son aptitude à recréer la poétique des pièces françaises du début du XXe siècle.


Le disque Debussy reçut un accueil triomphal. Outre un Grand Prix du Disque immédiat, la critique vit un concurrent à Gérard Souzay qui avait été la décennie précédente le grand interprète de mélodies françaises et de lieder. Je formai des plans pour Kruysen qui souhaitait volontiers enregistrer, mais seulement des programmes préparés et mûris. Aussi me parla-t-il bientôt de son désir de graver des mélodies de Francis Poulenc qui venait de mourir et que Kruysen chantait depuis toujours. Je ne prisais guère ce genre d’œuvres que je tenais pour de la musique de salon quelque peu désuète. Aussi comme Michel Garcin, le directeur artistique d’Erato, avait souhaité que je lui laisse utiliser Kruysen pour le Requiem de Fauré, comprenant que je ne m’enthousiasmais pas pour ces mélodies de Poulenc, il s’empressa de les fixer. J’ai commis là une erreur que, l’expérience aidant, je ne ferais plus aujourd’hui. C’est pourquoi le travail avec Kruysen et Richard se poursuivit avec Schumann : les Dichterliebe d’abord, puis Liederkreis, Opus 39 et les Lieder de l’Opus 90 ensuite. Enfin nous réalisâmes un enregistrement Ravel.


À partir de 1965 Noël Lee fut le partenaire de prédilection de Bernard Kruysen, même s’il n’était pas exclusif. C’est pourquoi le duo se perpétua aussi longtemps, que Kruysen fit des disques et se produisit en concert. S’il put fonctionner plus de vingt ans, c’est selon toute apparence qu’il fut réussi.

C’est aussi à ce moment que je souhaitai que Bernard pénètre un peu l’espace que l’on ne nommait pas encore le baroque. Il y a tant de liens entre la mélodie française autour de 1900 et le chant des XVII et XVIIIe siècles que je commençai à rêver à Kruysen dans le répertoire ancien. Nous avons commencé avec les deux Cantates de Bach pour baryton solo, Ich will den Kreuzstab gerne tragen, BWV 56 et Ich habe genug, BWV 82. Enregistrement réalisé avec l’Orchestre de Barmen sous la direction de Helmuth Kahlhöfer. Or le couplage des deux Cantates était devenu classique et la discographie était dominée par le disque de Fischer-Dieskau réalisé au début des années cinquante avec l’Orchestre de Chambre de la Sarre sous la direction de Karl Ristenpart. Indépendamment de tout jugement de valeur, la carrière de Kruysen – celle de Gérard Souzay aussi d’ailleurs – eut fort à souffrir du monopole de fait exercé par le grand Dietrich.


Si dans la musique française, Kruysen dominait de haut, et si même dans Schumann il pouvait soutenir la comparaison et représenter une autre conception, tout aussi valable, du lied romantique allemand, les choses étaient plus problématiques dans Bach où Fischer Dieskau avait signé l’un de ses meilleurs disques, un des jalons de l’histoire. La Cantate BWV 82 de Kruysen est tout à fait remarquable, je ne suis pas certain que BWV 56 soit inoubliable. En fait ce disque très beau, très honorable et parfois très émouvant ne pouvait s’imposer face à son prédécesseur. Question de culture aussi.


Une autre tentative me semble aujourd’hui plus pertinente. La Lettera amorosa de Monteverdi avec les Scherzi Musicali a voce sola. Réécoutée aujourd’hui, la Lettre amoureuse me semble un des moments les plus brûlants, par son intériorité et sa ferveur contenue de l’interprétation musicale. Intuitivement Kruysen trouve tout ce qui conduira à la redécouverte du baroque, auquel il ajoute la puissance murmurée de l’émotion. Venu trop tôt, et d’une culture trop à fleur de peau, Kruysen ne fut pas adopté par le mouvement baroque qui le rejeta, même si certains de ses acteurs, tel Max von Egmond, vinrent travailler avec lui pour capter ses secrets. Mais il est regrettable qu’il n’ait pu être intégré dans la renaissance de l’italianité qui s’est développée dans les années quatre-vingt-dix. Il en est le précurseur direct.


Le disque Moussorgski est un beau témoignage de l’art et du travail de Kruysen. Les deux cycles : Chants et Danses de la Mort en tessiture originale (c’est-à-dire Le chef d’armée en ténor) et Sans Soleil. On s’était installé dans le cliché selon lequel il fallait pour cette musique des voix puissantes et profondes, sans réaliser que Sans Soleil est du récitatif debussyste à la limite de l’ennui, de la désespérance. Kruysen, qui ne parlait pas le russe, trouva près de chez lui une vielle répétitrice de la grande époque qui lui enseigna la langue, l’articulation, la prosodie. Et cette voix d’une puissance moyenne mais d’une gamme dynamique énorme passe du cri au chuchotement avec un lyrisme d’une prégnance insoutenable. Pour la petite histoire, après chaque concert où il chantait cette musique, les russes de l’auditoire venaient lui parler en russe, ne voulant pas croire qu’il ne maîtrisait de la langue que ce qu’il fallait pour la chanter.


Pour le projet Schumann, dont huit disques ont été réalisés, Rémy Stricker, que j’avais associé au projet en sa qualité d’éminent schumannien, me fit connaître une jeune soprano à la voix claire nommée Danielle Galland. Outre le fait que certains cycles de Schumann sont destinés à une voix de femme, je m’étais imposé de ne pas faire chanter par un homme des poèmes demandant de toute évidence une interprétation féminine. Or, certains opus de Schumann alternent des poèmes pour interprètes masculins et des poèmes pour interprètes féminins. Entendue en concert, Danielle Galland m’avait fait impression. Elle possédait une très jolie voix et avait une réelle présence scénique. À l’enregistrement ces qualités ne m’apparurent pas suffisantes. L’artiste était en trop bonne santé pour transmettre le message de souffrance inclus dans les Lieder de Schumann. Ce n’était ni une question de technique ni un manque de musicalité. C’était seulement une approche trop peu existentielle et trop bourgeoise. Aussi, dans les opus concernés, l’alternance entre Bernard Kruysen et Danielle Galland me semble frustrante.


Aujourd’hui encore, évoquer les meilleurs d’entre les moments passés ensemble et les plus réussis de ses disques – le premier Debussy, le second Ravel, Moussorgsky, Monteverdi et les deux premiers Schumann – possède la tristesse du souvenir, des moments qui ne reviendront jamais.


Je pense que la réussite absolue et incomparable de Kruysen dans Debussy tient aux deux derniers poèmes du Promenoir des deux Amants de Tristan L’Hermitte : « Crois mon conseil, chère Climène » et « Je tremble en voyant ton visage ». Tout le raffinement et toute la mélancolie du monde…


Bernard Kruysen nous a quittés le 30 octobre 2000. Il avait soixante-sept ans.


 Michel Bernstein


Lire l’intégrale des souvenirs de Michel Bernstein sur le site Qobuz.


 

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