Le grand chef d’orchestre russe Gennady Rozhdestvensky aborde le programme du concert Prokofiev du 13 octobre et évoque les liens qui unissent musique et pouvoir sous Lénine et Staline.

ENTRETIEN AVEC GENNADY ROZHDESTVENSKY

{{Le programme que vous dirigez le 13 octobre se compose d’oeuvres que Prokofiev a écrites à Paris avant son installation définitive en URSS. Quelle était son opinion concernant son retour en Union soviétique ?}}

{{ GENNADY ROZHDESTVENSKY}} Il n’a jamais cessé d’y penser… Pour preuve, il n’a jamais renoncé à la nationalité soviétique alors qu’il aurait très bien pu obtenir la citoyenneté française. Il a toujours pensé qu’il ne resterait pas définitivement en France. À Paris, il avait de très bonnes relations avec Poulenc, Honegger et d’autres.

{{ Peut-on qualifier Le Pas d’acier de ballet constructiviste ?}}

G. R. On peut l’appeler ainsi, mais cette oeuvre marque surtout la première tentative d’incarner dans un ballet le style et les idées du pouvoir soviétique. La principale impulsion est évidemment celle de Diaghilev : il avait toujours l’intention d’épater le public et avait trouvé un sujet qui pouvait faire sensation, notamment grâce à la collaboration du peintre Yakoulov, qui a réalisé les décors et les costumes. Diaghilev ne se trompait jamais.

{{ Au début de cette même année 1927, Prokofiev fait un voyage très attendu en URSS. Ce voyage a-t-il joué un rôle important dans sa décision de revenir en URSS?}}

G. R. À chaque fois qu’il se rendait en URSS, Prokofiev accumulait des impressions qui lui donnaient envie de revenir. Il est revenu trois fois en Union soviétique et écrit d’ailleurs dans son journal que ses oeuvres n’avaient jamais été aussi bien accueillies que dans ce pays. Non seulement ses oeuvres, mais aussi ses interprétations en tant que pianiste. L’unique chose qui le freinait dans sa décision était qu’il ignorait s’il allait être autorisé à partir en tournées, et bien entendu, personne ne pouvait le lui garantir. Jusqu’en 1939, il a pu sortir d’URSS. Il est allé aux États-Unis, en France et en Tunisie, mais seul, sans sa famille qui restait, comme otage on peut dire, à Moscou.

{{ Sait-on ce que Staline pensait de Prokofiev ?}}

G. R. On peut s’en faire une idée par le fait même que Staline ne l’a pas fait assassiner, ce qui lui aurait été très facile. Staline comprenait toute l’importance de Prokofiev, mais sur le plan politique, et non musical. Il devait tenir compte de la réputation dont il jouissait en Occident. Staline était un fin politicien: il pesait exactement les avantages et les inconvénients de chaque situation. La popularité de Prokofiev était bien supérieure en Occident à celle de Meyerhold qui fut assassiné sans protestations. Si Prokofiev avait été assassiné, cela aurait provoqué un tollé.

{{ Contrairement aux autres arts, il est difficile de cerner le rôle que Lénine et Staline attribuaient à la musique…}}

G. R. Ni Lénine ni Staline ne connaissaient vraiment la musique, ni ne l’aimaient. On ne peut même pas considérer que Staline était un amateur de musique. Il a fait modifier le livret de l’opéra de Glinka Une vie pour le tsar pour des raisons politiques. Il était présent lors de la répétition de cet opéra et, à la fin du premier acte, il fait venir le chef Samuel Samossoud dans sa loge en parlant de lui-même à la troisième personne: «Le premier acte a beaucoup plu au camarade Staline, mais il n’y avait pas assez de bémols. » Il voulait faire une remarque de spécialiste de la musique. Samossoud n’a pas sourcillé et a répondu que l’entracte serait plus long que prévu, le temps qu’il demande aux musiciens de l’orchestre d’ajouter des bémols. Cette histoire vous donne une idée de l’envergure musicale de Staline.

{{ Staline appréciait des artistes comme Maria Yudina, aux attitudes très provocantes…}}

G. R. Elle était très religieuse et provocante à l’encontre de Staline, certains disaient que son attitude était quasi suicidaire. Quant à Staline, c’était quelqu’un d’extrêmement froid et calculateur. S’il laissait certains musiciens en liberté, c’était par calcul.

{{ Que pensez-vous des oeuvres d’allégeance de Prokofiev et de Chostakovitch?}}

{{ G. R.}} En ce qui concerne celles de Prokofiev, un regard sur leurs titres suffit à les reconnaître comme des oeuvres de commande,mais cela n’est jamais précisé sur la partition. Staline aimait jouer les modestes et donnait l’ordre de ne pas dévoiler l’origine de la commande. Du point de vue musical, il n’y a eu aucun compromis et ces oeuvres sont au même niveau que tout le reste. Selon moi, Zdravitsa est l’une des meilleures oeuvres de Prokofiev.

{{ Vous diriez la même chose du Chant des forêts de Chostakovitch?}}

G. R. C’est moins bon que Zdravitsa, certes, mais ne pas jouer le Chant des forêts de nos jours est une erreur ; je l’ai quant à moi donné il y a trois ans à Moscou. Le journal du parti communiste russe a alors écrit que M. Rozhdestvensky était un remarquable stalinien, alors que je n’ai fait que jouer du Chostakovitch!

{{ Prokofiev et Chostakovitch s’appréciaient-ils ?}}

{{ G. R.}} Oui, mais dans le même temps, ils avaient des rapports plus que froids. Cette anecdote, qui s’est déroulée à la Maison des compositeurs d’Ivanovo où Chostakovitch, Prokofiev et d’autres passaient ensemble leurs vacances, le prouve. Prokofiev venait de terminer sa Sixième Symphonie. Il s’adressa à Chostakovitch en évoquant pendant quarante minutes la forme, la tonalité, l’orchestration… Chostakovitch prit alors la parole et lui demanda: «Dites-moi, pleut-il toujours ainsi à Ivanovo ? » Pourtant, ils se respectaient énormément. Quand Chostakovitch écrivit son {Concerto pour violoncelle}, il avait sur son bureau la partition de la Symphonie concertante de Prokofiev. Et ils assistaient bien sûr aux créations des uns et des autres.

{{Tikhon Khrennikov, qui est demeuré secrétaire général de l’Union des compositeurs de 1948 à 1991, est souvent présenté comme le mal absolu. Quelle est votre position à ce sujet ?}}

G. R. Il est vrai que sa musique n’a pas d’intérêt. Sur le plan politique, ce n’était pas le pire et cela s’explique par le fait que son poste n’était pas assez influent. Il exécutait exactement les ordres qu’on lui donnait. C’est Staline lui-même qui, en 1948, avait proposé sa candidature à la direction de l’Union des compositeurs. Mais s’il a été moins terrible que d’autres responsables culturels, il a fait beaucoup de mal à la jeune génération de compositeurs, Denissov, Schnittke, Goubaïdoulina…qu’il a combattue jusqu’à la fin de sa vie.

{{ Propos recueillis par Pascal Huynh}}

Avec l'aimable autorisation de Cité Musiques, la revue de la Cité de la Musique.