Pionnier de la musique minimaliste, le compositeur américain Steve Reich revient sur son évolution personnelle et la transmission de sa musique de génération en génération…

La casquette n’a pas bougé d’un iota. Le regard offre toujours cette éternelle malice. Quant au sourire, il ponctue souvent ses phrases… A 75 ans passés, Steve Reich reste d’une incroyable agilité, son aura comme son influence se portant à merveille. Il compose un peu. On le joue beaucoup. Son œuvre est célébrée à foison. De passage à la Cité de la Musique, le pape de la musique minimaliste revient sur son évolution et la transmission de son art.

Etre célébré comme vous l’êtes régulièrement – par des prix, des festivals, des cycles, etc. – a-t-il un impact sur votre création et votre écriture ?

Steve Reich : Oui cela a un impact : que vous avez intérêt à faire encore mieux la fois d’après ! (rire)

Est-ce synonyme de pression ?

D’une certaine manière oui… Lorsque j’ai écrit Drumming ou Music For 18 Musicians, personne ne m’a commissionné à l’époque, je les ai juste écrit. Il y a donc une innocence utile là-dedans. Les gens disent souvent que le problème est le succès plus que l’échec. Je ne veux pas m’engager dans ce débat… (sourire). La vie est faite d’épreuves et, comme on dit chez nous en Amérique, no free lunch ! Il y a toujours quelqu'un qui paye au final. Donc si vous n’avez pas ce problème, vous en avez un autre. Le plus grand honneur pour moi, c’est qu’au quatre coin du monde, il y ait autant de jeunes musiciens qui jouent ma musique. Et la jouent bien ! Au Japon, en Corée, en Lettonie, en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Espagne : c’est très gratifiant. Car pour vous dire la vérité, pour que ma musique vive dans le futur, ça ne dépend que de deux choses. Un : les musiciens veulent-ils la jouer ? Deux : le public veut-il l’écouter ? Si la réponse est oui, alors je n’ai pas perdu mon temps.

Vous avez en même temps la chance d’être un des rares compositeurs contemporains à être autant joué. Et comme vous l’avez dit, l’élément clef est d’être joué. Et par des musiciens susceptibles de transmettre votre héritage…

Adolescent, j’étais batteur. J’allais au Birdland, un des plus grands clubs de jazz à l’époque dans les années 50. Là j’entendais Bud Powell, Kenny Clarke et Miles Davis. Puis je suis allé à la Juilliard School et j’étudiais Luciano Berio tout en allant écouter Coltrane en concert le soir. Tout cela m’a énormément influencé. Coupez et passez à 1974 ! Mon ensemble joue alors à Londres Six Pianos, Music For Mallet Instruments. A la fin du concert, un jeune homme vient me voir, cheveux longs et rouge à lèvre. « Bonjour je m’appelle Brian Eno. Là je me suis dit : justice poétique ! (en français, NDT). A Berlin en 1976, lorsque nous avons joué Music For 18 Musicians pour la première fois, David Bowie était dans la salle. Maintenant, allons à 1992, toujours à Londres, où je suis interviewé par un journaliste d’un magazine spécialisé en claviers. Il me demande : « Que pensez-vous de The Orb ? Je lui réponds ne pas savoir qui est-ce. « Vous ne les connaissez pas ? Vous devriez… » Il me donne leur album, je rentre chez moi et je l’écoute. Et là j’entends mon Electric Counterpoint interprété par Pat Metheny (le troisième mouvement est samplé sur le titre Little Fluffy Clouds extrait de leur album de 1991 The Orb's Adventures Beyond The Ultraworld, NDR). Non seulement ces types m’aiment mais en plus ils me volent (rire) ! Mais bon, je n’ai pas engagé d’avocats pour les attaquer… Enfin, en 1996, Reich Remixed, un disque de remixes de mes œuvres par de jeunes DJ et producteurs anglais, américains et japonais (DJ Spooky, Howie B, Coldcut sont de la partie, NDR) est publié en 1996. Des gens qui n’étaient même pas nés en 1965 lorsque j’ai écrit It’s Gonna Rain ! Il y a eu une soirée organisée pour la sortie de ce Reich Remixed et j’ai rencontré certains de ces musiciens pour la première fois. Là, nous faisons ce podcast. Vous voulez que les gens l’entendent. Et demain peut-être vous croiserez quelqu’un qui vous dira « tiens j’ai entendu ton podcast avec Steve Reich… » et serez content. Moi je suis pareil. Je veux que les gens écoutent ce que je fais, et s’ils sont musiciens, et qu’en plus ils sont très jeunes, c’est bien. Ça veut dire qu’à l’autre bout du fil, il y a quelqu’un qui m’écoute. Tout cela peut expliquer mon investissement dans le jazz qui fut pour ma génération ce que fut le rock pour la génération d’après. Et c’est pour ça que ma musique influence des gens qui aiment John Adams ou Philip Glass mais aussi des gens de la scène pop. C’est en cela que je parlais de justice poétique. Souvent la vie ne se déroule pas comme vous avez envie qu’elle se déroule mais parfois si. Et là c’est très agréable.

Sur cette relation particulière que vous entretenez avec les rythmes. Comme vous l’avez rappelé, vous avez été batteur de jazz. Et vous avez évoqué ces jazzmen qui vous ont influencés. Quelle est l’origine de cette fascination pour le rythme ? Pourquoi avoir choisi la batterie à l’âge de 14 ans et pas le violon, la guitare ou le kazoo ?

Dieu seul le sait (rire) On peut dire que c’est génétique ou psychologique… J’ai beaucoup écouté le batteur Kenny Clarke. J’avais un ami qui était bien meilleur pianiste que moi. Il jouait du jazz et voulait que l’on monte un groupe. Moi j’écoutais Kenny Clarke qui était intéressant car il n’était pas virtuose comme Max Roach. Mais il avait une qualité de jeu sur la cymbale de ride incroyable. Il faisait flotter tout le groupe de Miles Davis à lui seul. Et je voulais faire la même chose ! Je n’y suis jamais arrivé mais j’ai essayé (rire). Je pense que si je n’avais pas ressenti cela, j’aurais écrit différemment…

J’imagine que la rencontre plus tard avec Roland Kohloff, LE timbalier du New York Philharmonic, a aussi joué…

Il était aussi batteur dans les théâtres le soir mais notre différence d’âge n’était pas si grande…

Avez-vous été tenté de sauter exclusivement dans le train jazz ?

Si et je l’ai un peu fait sauf que je me suis rendu compte que je n’étais pas un grand improvisateur. Je devais laisser ça à ceux qui étaient meilleurs. Mais il faut savoir qu’en même temps que je découvrais la révolution be-bop, je découvrais également Le Sacre du Printemps de Stravinsky mais aussi le Concerto brandebourgeois n°5 de Bach. Donc tout ce qui est la base de ma musique, toutes ces choses écoutées à 14 ans. Elles sont toutes liées par ce sens du rythme et ces harmonies reconnaissables. Celles de Stravinsky peuvent être inhabituelles ou très classiques.

Certaines de vos œuvres comme It’s Gonna Rain, Come Out ou tout récemment WTC 9/11 sont ancrées dans le réel et dans une certaine actualité. C’est essentiel pour un artiste d’être connecté d’une manière ou d’une autre à son temps ?

Je ne suis pas intéressé par l’opéra ou par un acteur prétendant être quelqu’un d’autre. Même le théâtre ne m’intéresse pas. Les documentaires eux m’intéressent…

Est-ce votre forme d’opéra ?

Oui exactement ! It’s Gonna Rain a été écrit autour de la musique africaine et d’un motif répétitif. Il était également question de boucles de bandes enregistrées – tout le monde commençait à s’intéresser à ça à la fin des années 50 et au début des années 60 – et aussi de la voix humaine en opposition aux sons électroniques qui me paraissaient laids et mécaniques. La voix humaine n’est pas juste remplie de sens, elle est aussi pleine de mélodies. Surtout celle d’un prêcheur pentecôtiste afro-américain ! It’s Gonna Rain, ça n’est ni chanter, ni parler, mais entre les deux. C’est la mélodie du discours. Parfois d’ailleurs lorsque nous parlons, nous chantons, sans y penser, et ça fait partie de notre vie. Cette mélodie fait partie du sens. Lorsque je dis « non ! » (il le prononce violemment, NDR) et que je dis « non » (il le prononce sur un air interrogatif, NDR), le mot est le même mais la musique est différente et le sens est différent également.

Votre style revient assez rarement en arrière…

Jusqu’à un certain niveau, c’est vrai…

Mais vos compositions passées sont régulièrement jouées et rejouées. Comment les voyez-vous vivre et évoluer au fil des ans ?

Une composition vit tant que des musiciens la jouent et qu’un public l’écoute. La partition de Music For 18 Musicians n’a été clairement retranscrite qu’en 1996. Et l’Ensemble Moderne a été le premier à m’inviter avec deux membres de mon ensemble, Russell Hartenberger et Bob Becker, pour y arriver. Et nous leur avons passé le témoin, comme un relai sportif. « Prenez cette œuvre, elle est désormais votre ! » En 2006, j’ai même dit, basta, j’arrête de jouer cette pièce avec mon ensemble, je ne voulais plus avoir la responsabilité de la diriger…

Vous l’aviez pourtant fait à la Cité de la Musique en 2006…

Ce devait être la dernière fois alors (sourire). Désormais je laisse l’Ensemble Moderne gérer tout ça : quel musicien est en retard, quel musicien a un parent malade aujourd’hui, etc. Une composition, si elle a du succès, touchera un public jeune. Et nombreuses sont mes œuvres interprétées par des jeunes. Et peut-être qu’ils ont écouté le disque lorsqu’ils étaient encore plus jeunes ou que leur professeur leur a passé, mais ils savent vraiment jouer ces pièces. Et pas justement correctement mais avec le feeling adéquat. Et c’est très agréable. Ça signifie que cette musique est entre de bonnes mains. Et souvent, je ne connais même pas ces gens.

Tout au long de votre carrière, vous avez croisé la route de nombreuses personnalités. Quels souvenirs gardez-vous de deux d’entre elles, Darius Milhaud et Luciano Berio ?

Lorsque j’ai rencontré Milhaud, il était très vieux et très malade. Bref, il n’enseignait pas vraiment, il s’agissait plutôt de souvenirs. C’était agréable de lui tenir compagnie. Il parlait surtout de Satie, de sa musique d’ameublement qu’il admirait… En 1962 et 1963, lorsque j’étais au Mills College d’Oakland en Californie, la personne avec laquelle j’ai étudié et appris était Luciano Berio. Humainement c’était quelqu’un de très bien. Nous nous sommes rapidement éloignés l’un de l’autre et, vers la fin de sa vie, il a donné Music For 18 Musicians à Turin. On s’est revus à ce moment là, jusqu’à sa mort en 2003. Peut-être qu’étant italien (sourire), il n’a jamais été très doctrinaire sur le sérialisme, la technique des 12 sons… C’était même quelqu’un de très ouvert. Il s’intéressait au jazz américain, au rock’n’roll, il s’intéressait à toutes les musiques. Il m’a aussi dit pas mal de choses. La première fois que j’ai rencontré Berio, il dirigeait son œuvre intitulée Circles basée sur des poèmes de E.E. Cummings et chanté par sa femme Cathy Berberian. Et dès le premier mot, il fit doubler sa voix par un musicien frottant des blocs de papier de verre. Berio s’interroge sur quel instrument peut sonner comme cette partie du discours. Je vais donc imiter cette voix. Et c’est exactement le sujet du poème de Cummings, ces petits bouts de discours. Vous avez donc un Italien qui comprend E.E. Cummings bien mieux que tous ces Américains stupides pensant que ce poète n’a écrit là qu’une petite pièce sentimentale. L’autre chose que j’ai appris de lui : lorsque je l’ai rencontré, il travaillait sur une œuvre intitulé Omaggio a Joyce où là encore Cathy Berberian lisait des passages de Finnegans Wake de Joyce que lui découpait en morceaux. Jouer avec les textes est très intéressant. Je vais vous faire écouter deux œuvres de Karlheinz Stockhausen. La première est Electronic Studies, que des oscillateurs, produite électroniquement. La seconde, Gesang der Jünglinge, utilise la voix d’un jeune garçon. Et sur les deux, la seconde me parle davantage car la voix humaine est une source sonore bien plus riche et de plus elle signifie quelque chose. Et il faut aussi faire avec ce signifiant. Plus tard, lorsque j’ai commencé à travailler avec des bandes et que j’ai fait It’s Gonna Rain, je me suis immédiatement préoccupé de la source du discours que je voulais utiliser. Merci donc à Luciano Berio pour ce bon conseil.

Lorsque vous avez commencé à vous intéresser à la musique africaine, le genre était loin d’être populaire comme aujourd’hui…

C’est certain et en même temps la musique africaine d’aujourd’hui n’a plus rien d’africain. C’est plutôt du rock’n’roll africain… (sourire)

Vous souvenez-vous de votre réaction lorsque vous en avez entendu pour la toute première fois ?

J’ai d’abord entendu un enregistrement de gamelan balinais lorsque j’étudiais à la fac de Cornell, la philosophie et la musique. Je me suis demandé « mon dieu mais qu’est-ce que c’est que ça ? Comment font-ils cela ? » J’ai ensuite entendu des enregistrements de tambours africains en réalisant que c’était swingant. Plus tard, lorsque j’étudiais avec Berio, nous sommes allés à Ojai, une petite ville au nord de Los Angeles où ils avaient un festival Stravinski. Nous étions en 1963 je crois. Le compositeur Gunther Schuller qui réunissait là les forces en présence écrivait son histoire du jazz en Amérique. Il m’a alors raconté qu’il avait découvert le premier livre réunissant des transcriptions de musique africaine : Studies in African Music d'Arthur Morris Jones. En rentrant à la bibliothèque de Berkeley, j’ai emprunté cet énorme ouvrage dans lequel j’ai découvert tout un tas de motifs répétitifs, motifs qui se superposent progressivement sans jamais se chevaucher. Quelques choses de totalement différent de ce que l’on connaissait dans la musique occidentale. A partir de là, j’ai voulu étudier la musique de ce livre, notamment celle de la tribu éwé au Ghana. J’écris alors à l’auteur A.M. Jones à Londres et je me suis envolé à Accra au Ghana où je suis resté cinq semaines pour étudier la musique éwé mais aussi la musique ashanti et ga. Mais j’ai attrapé la malaria et ai du rentrer à la maison. Ce voyage en Afrique n’a pas révolutionné ma musique car des pièces antérieures comme Piano Phase, Come Out, It’s Gonna Rain ou Violin Phase s’inspiraient de cette musique. Ce voyage m’a juste encouragé à poursuivre dans cette direction. A utiliser des instruments acoustiques et des percussions, plutôt que des instruments électroniques comme Stockhausen le faisait. C’est bien plus riche en sons. Je devais m’emparer de cette tradition et pas seulement de celle d’Occident. Et aussi celle d’Indonésie, de Bali.. ;

A quel moment avez-vous eu conscience d’avoir quelque chose à dire ? D’une certaine manière vous étiez comme une éponge, écoutant aussi bien Berio que de la musique classique, de la musique africaine, du jazz… J’imagine que vous ne vous êtes pas réveillé un matin en ayant UNE idée…

(Rire) Vous savez, il se passait énormément de choses dans les années 60. Et l’harmonie changeait peu. Ou très lentement. Prenez Coltrane. En 1961, il publie Africa/Brass où tout la rythmique, la contrebasse est en Mi. Chez Motown, Junior Walker a fait Shotgun en 1965 et la basse, là aussi, reste inchangée. Dylan avec Maggie’s Farm, idem. Tout s’appuie sur presque le même accord. Donc cet état rythmique s’impose partout. Il vient d’Afrique, il vient de Bali, il vient de Junior Walker, il vient de John Coltrane, il vient de Bob Dylan, il vient de Terry Riley avec son In C. Et c’est pour ça que la – entre guillemets – musique minimaliste est arrivée aux Etats-Unis dans les années 60. Rien ne vient de rien ! Il y a toujours une musique antérieure qui vous pousse.

Quel mélomane êtes-vous désormais ? Vous écoutez toujours beaucoup de musique ? Et que pensez-vous des nouveaux moyens de consommation de la musique avec sa dématérialisation ?

Déjà, l’industrie du disque est morte (rire). Vous cherchez un Tower Records et ils ont tous fermés ! Il reste quelques magasins de vinyles pour les DJ surtout… Vous pouvez regarder l’histoire de la musique enregistrée comme une industrie, une arche commençant avec Thomas Edison et aujourd’hui ça n’est plus une industrie mais juste un enregistrement faisant office de carte de visite professionnel que vous pouvez envoyer à des clubs et des salles de concert. « Voulez-vous nous programmer pour jouer dans votre salle ? » Résultat la musique vivante, les concerts, se portent plutôt bien et les billets se vendent bien. Parce que les gens veulent voir d’autres gens jouer de la musique ! Mais je suis trop vieux pour ça. J’ai dédié ma vie à écrire pour des instruments live. Mais bon, certains font de la musique avec leur Mac Book Pro et c’est quelque chose que je comprends aussi… Je reviens d’un festival très intéressant à Cracovie en Pologne. Chaque soir, plus de 4000 personnes étaient là ! Comment 4000 personnes peuvent-elle se déplacer pour moi ? Le premier soir, Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead, joue mon Electric Counterpoint. Je m’étais intéressé à certaines chansons de Radiohead, pensant même essayer de faire quelque chose avec. Et là, Jonny Greenwood interprète Electric Counterpoint parfaitement ! C’est un type très intéressant ayant une formation de violoniste, est ensuite devenu guitariste et reste aussi compositeur – c’est lui a signé la bande originale du film There Will Be Blood, par exemple. Il est d’une nouvelle génération qui fait les choses différemment. A la fin de ces concerts de Cracovie où l’Ensemble Moderne s’est produit, il y a eu un concert d’Aphex Twin où il a refait mon Pendulum Music de 1968 avec quarante micros ! Il avait installé des boules à facettes au bout desquelles il avait placé des micros ! Quarante ! Et des lasers se reflétaient sur ces boules. Lui était derrière sa console, jouant avec le feedback et les équaliseurs. Il a créé une sorte de symphonie électrique avec tout ça. J’ai ensuite discuté avec lui, Richard James (Monsieur Aphex Twin, NDR), et c’est un musicien très intelligent. Et peut-être que sa version de Pendulum Music terminera sur un de mes enregistrements futurs… Donc oui, je suis ouvert à beaucoup de choses, life is always new (sourire)…

Propos recueillis par Marc Zisman

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