Qobuz propose désormais l’intégralité du catalogue de Château de Versailles Spectacles en exclusivité mondiale en streaming. Créé en 2018, le label s’est spécialisé dans les raretés du répertoire baroque français et européen. En seulement quatre ans d’existence, le label s’est fait une solide réputation dans les milieux mélomanes, jusqu’à la consécration en 2022 avec l’obtention du prix du label de l’année aux International Classical Music Awards. Rencontre avec son directeur Laurent Brunner, un passionné de musique savante comme on n’en fait plus.

Nous avions prévu vingt minutes d’entretien : une heure et demie plus tard, nous y étions encore. Difficile en effet d’interrompre Laurent Brunner, dont la passion et l’énergie sont immédiatement contagieuses. Et de l’énergie, il en faut pour porter au quotidien les nombreux projets de Château de Versailles Spectacles, filiale événementielle du Château de Versailles. Après les Grandes Eaux nocturnes, feux d’artifice, fêtes costumées et autres expositions d’art contemporain, c’est au tour du label discographique Château de Versailles Spectacles de voir le jour en 2018.

Un projet de longue haleine qui s’est monté en plusieurs étapes. Tout commence par la réouverture de l’Opéra royal en 2009, après plusieurs années de travaux de rénovation. « On avait désormais au sein du domaine un lieu supplémentaire, magnifique et chargé d’histoire à la disposition du public : y proposer une programmation lyrique sonnait comme une évidence ! », nous explique Laurent Brunner. « Aujourd’hui, on tourne autour de 100 représentations annuelles réparties sur une douzaine de productions, essentiellement du lyrique mais aussi un peu de danse et de théâtre. » Au cœur de la programmation, des œuvres rares des XVIIe et XVIIIe siècles, principalement liées à l’histoire de Versailles.

Ces répertoires finissent alors très souvent au disque, façon de prolonger l’écoute et compléter les recettes – la vente de CD demeurant un levier important dans le secteur de la musique classique. « En général, on payait les répétitions, le concert et enfin l’enregistrement par un tiers pour publication chez un label déjà existant. Un jour, un label nous a fait faux bond à peine quelques semaines avant l’enregistrement. Ce genre de contretemps coûte extrêmement cher dans notre secteur, alors pour être totalement indépendant, j’ai décidé de créer moi-même mon propre label en, 2018. » Une décision payante pour l’entrepreneur puisque son catalogue compte aujourd’hui une centaine de références, CD et DVD confondus.

BACH, Motets | CD - Label Château de Versailles Spectacles

Château de Versailles Spectacles

De grandes ambitions

Une façon aussi d’avoir la liberté de mener des projets à plus long terme comme la série L’Âge d’or de l’orgue français, entamée à l’automne 2019 et déjà forte de sept disques servis par les meilleurs interprètes de la discipline : Ton Koopman, Gaëtan Jarry ou Lucile Dollat. Il faut dire que les artistes peuvent profiter d’un instrument de premier choix : « Nous avons dans la Chapelle royale un instrument merveilleux, un orgue typé comme ceux que l’on construisait en France aux alentours de 1700 ! Mais surtout, on a en face un répertoire qui y répond parfaitement : Couperin, Marchand… D’ici quelques années, on peut imaginer enregistrer l’ensemble des plus grandes œuvres pour orgue de la période, et tout ça sur le même label et le même instrument ! » Dans la même logique, d’autres intégrales sont en cours de réalisation, à commencer par celle dirigée par Stéphane Fuget et consacrée aux Grands Motets de Lully. « Avec ces artistes, nous avons établi des partenariats qui s’étirent dans le temps long : j’ai personnellement tendance à dire que ‘small is beautiful, but big is powerful’. »

Cette façon de voir les choses en grand a déjà séduit des artistes comptant parmi les plus grands représentants de la musique ancienne comme Reinhard Goebel, John Elliott Gardiner ou Leonardo Garcia Alarcón. Mais Laurent Brunner n’oublie pas la jeune génération : « On m’a tendu la main quand j’étais jeune et je trouve important de passer le relais à mon tour. Et puis cette nouvelle génération a de l’appétit en plus d’être incroyablement talentueuse. Des grands interprètes, il en sort des conservatoires comme jamais jusqu’ici ! » On pense notamment à Valentin Tournet, un violiste et chef de chœur de 26 ans nommé aux Victoires de la musique classique 2022 dans la catégorie Révélation soliste instrumental, dont l’excellent album Bach – Motets vient de paraître.

Cette main tendue à de jeunes interprètes s’inscrit dans un désir de relancer les dés de la création pour proposer de nouveaux regards sur des œuvres devenues incontournables : « Si vous prenez Atys de Lully par exemple, on vient d’en enregistrer une version avec Leonardo Garcia Alarcón. Or, tout le monde est resté bloqué sur celle de William Christie donnée il y a trente ans. Entendons-nous bien, la version de Christie est géniale, mais je ne veux pas fantasmer ma jeunesse en imaginant qu’Atys s’arrêterait il y a trente ans. Ça voudrait dire qu’on sacrifierait toute une génération qui n’a pas eu l’occasion de découvrir cet opéra au plateau ou au disque dans une version récente. Et quand on aura 25 versions, on aura une tribune des critiques de disques qui pourront les comparer et choisir leur préférée : c’est à ce moment-là qu’on a du grain à moudre et que le débat commence, c’est vers là qu’il faut aller ! »

En quête de qualité sonore

De fait, loin de rester réservé à des cercles de discussion entre musicologues érudits, ces études comparées semblent plus que nécessaires à une époque où les conditions d’écoute n’ont jamais été aussi hétérogènes : « La majorité de nos auditeurs, c’est-à-dire ceux qui écoutent non pas en live mais derrière leur appareil, ont une vision sonore de plus en plus restreinte. Il y a cinquante ans, tous les mélomanes s’achetaient une chaîne Hi-Fi ultra-sophistiquée avec pléthore de réglages, mais cette pratique s’est énormément raréfiée aujourd’hui. Maintenant, la plupart des écoutes se font avec une paire d’écouteurs branchée sur un téléphone. Et je ne vous parle pas de la musique qu’on écoute dans nos voitures… Imaginez à quel point la perception sonore s’est étriquée ! Le standard idéal sera celui qui passera bien sur ces trois systèmes : les écouteurs, la voiture, la chaîne Hi-Fi. » A ces critères s’ajoutent d’autres variables techniques non négligeables puisque tous les disques du label sont enregistrés dans les différents espaces du domaine de Versailles, l’Opéra et la Chapelle royale en tête.

Mais lorsqu’on l’interroge sur les défis acoustiques que posent des lieux anciens et non conçus pour l’enregistrement, Laurent Brunner nous arrête immédiatement, un brin agacé, et nous fait cette réponse sans langue de bois : « Je ne connais, à l’heure actuelle, aucun lieu expressément construit pour son acoustique qui remplisse sa mission pour toutes les typologies de programmes. Je suis très critique vis-à-vis de ces auditoriums construits depuis vingt ans qu’on a confiés à des ingénieurs acousticiens n’ayant comme référence que la Symphonie des Mille de Mahler. Ces espaces sont comme des fours qui ne connaîtraient que la chauffe à 280° ; or, il existe des cuissons intermédiaires. Résultat : on est très souvent déçu par les formats plus restreints : musique de chambre, récitals de piano… La distance du public, le volume sonore, les harmoniques de la salle sont des données fondamentales : trop de polyvalence ne peut rendre justice à toutes les musiques. » Pour les enregistrements, le producteur travaille avec huit équipes de son différentes : c’est le minimum lorsqu’il faut prendre en compte les contraintes de calendrier des ingénieurs du son et les plages disponibles de ces espaces largement fréquentés par les publics. Chaque projet est aussi une affaire de dialogue entre le chef d’orchestre et l’ingénieur du son qui doivent s’accorder sur leurs choix esthétiques et leurs façons de travailler. Et là encore, il y a des associations professionnelles plus heureuses que d’autres…

Un modèle économique dépassé

Toutes ces productions ont évidemment un coût, et c’est un véritable jeu d’équilibriste auquel doit se plier Laurent Brunner en sa qualité de producteur. « Nous avions déjà au sein du château une activité musicale préexistante que nous avions l’habitude de financer, à savoir les répétitions et le concert. La seule différence, c’est qu’avec un disque, il faut prendre en compte les trois à cinq jours d’enregistrement. Nous avons la chance en France de pouvoir bénéficier de subventions significatives. » Des aides qui ont d’ailleurs été renforcées pendant la pandémie de Covid-19. Le directeur du label nous apprend également qu’il existe des aides spécifiques pour les œuvres rares ou jamais enregistrées. Enfin, le château de Versailles a fortement développé au fil des ans le mécénat des particuliers et d’entreprises : « Nous avons aujourd’hui un cercle d’environ 400 mécènes individuels. Si chacun d’entre eux donne 500 €, je vous laisse faire le calcul : ça fait une quantité d’argent importante. » Reste que le système de financement de la musique enregistrée demeure fragile, et tout particulièrement sur le plan de la rémunération : « Le modèle économique actuel est dépassé, car il est conçu pour la pop et le mainstream. Quand les Rolling Stones enregistrent un album, ils touchent certes une somme immédiate, mais qui est avant tout une avance sur recette. La recette qui comptera vraiment sera celle des ventes. La pop et le rock se rémunèrent très bien sur les ventes, le classique se rémunère à la dépense : quand j’enregistre un orchestre de 40 musiciens, 24 chanteurs et 8 solistes, je les paye ! Je les paye surtout quelle que soit la vente future. »

LULLY, Miserere | CD - Label Château de Versailles Spectacles

Château de Versailles Spectacles

Et le streaming dans tout ça ? Sur ce point, Laurent Brunner est encore plus amer, d’autant qu’il connaît bien son sujet. Il y a quelques mois, le producteur a envoyé un signal fort en retirant son catalogue de toutes les plateformes, à l’exception de Qobuz qui propose aujourd’hui tout le contenu du label en exclusivité : « Moi qui n’écoute rien d’autre que du classique, si je suis abonné à une plateforme basée sur le système du 10 euros par mois, la rémunération ne se fera pas en fonction de mes écoutes et de mon argent, mais en fonction du nombre d’écoutes globales de tous les abonnés. Rapporté au flux mondial, c’est très vite vu : la pop et le rock font 90 %, et le classique doit se contenter des miettes. » Un modèle de plus en plus critiqué par les artistes et les labels, qui réclament une rémunération plus juste. « Ce qu’il faut, ce sont des systèmes comme le vôtre à Qobuz : vous vendez littéralement un produit, et la rémunération du produit ne se fait pas sur la même base. Ça coûte plus cher pour l’acheteur mais au moins, il paye le lait au prix où l’éleveur le produit, si vous me permettez l’expression. »

Du reste, la précarité de l’environnement économique n’effraie nullement le producteur qui nous annonce avec une fierté à peine dissimulée de nombreux projets pour les mois à venir : « L’intégrale des Motets de Lully par Stéphane Fuget devrait nous amener jusqu’en mars 2023. Après sa mort, Lully a été aussi méprisé qu’adulé, mais il ne faut pas oublier que toute l’Europe a été fascinée par lui en son temps. Avec le librettiste Quinault, ils ont formé un tandem qui a fait fusionner la musique et la langue et les a portées à des sommets. On poursuit également notre série consacrée à l’orgue français : un des temps forts de la fin d’année sera la sortie des deux Messes de Couperin, enregistrées par Olivier Latry. C’est un organiste de génie, l’un des rares connus dans le monde entier. Dans le disque, ces messes seront intercalées avec des pièces vocales, comme c’était le cas au XVIIe siècle lors de leur exécution. Ce qui est merveilleusement excitant, c’est qu’on n’a jamais réentendu ces pièces depuis, étant donné qu’elles étaient en grande partie improvisées ! »