Le grand violoniste belge faisait partie de la cohorte des grands inquiets de l'histoire de la musique. Il était capable de réveiller, au milieu de la nuit, son luthier favori pour le supplier de prendre le premier train pour l'Allemagne afin de régler son violon. A l'autre bout du téléphone, à Lyon, Jean-Frédéric parlementait un moment tout en sachant qu'il était inutile de contrarier le violoniste. Alors il partait, mi amusé, mi agacé en sachant que le violon était parfaitement en ordre mais qu'il fallait, une fois de plus, rassurer l'ami Arthur en proie à ses délires habituels. Cette anecdote véridique en vaut mille autres tout aussi vraies que ne manqueront pas de vous relater celles et ceux qui ont approché Arthur Grumiaux de près. Elle montre aussi le lien quasi mystique qui liait indissolublement l'interprète et son instrument et à quel point cette recherche de perfection au delà du raisonnable s'appliquait aussi à d'autres domaines, celui notamment de la table. Très amateur de grande cuisine et de vins de Bordeaux, il pouvait reconnaître la région précise, le nom du producteur et l'année du vin...

En 1967, sept ans après la disparition subite de sa partenaire et amie Clara Haskil, Grumiaux crée le Trio Grumiaux, avec ses amis, l'altiste Georges Janzer et sa femme, Eva Czako, au violoncelle. Ensemble ils donneront des concerts et enregistreront, pour PHILIPS, une version restée légendaire d'un des plus purs chefs-d'œuvre de la musique de chambre, le Trio à cordes K. 563 de Mozart. Ce sont ces mêmes musiciens qui amèneront un soir le violoniste chez un de leurs amis en Suisse, le violoniste hongrois Arpad Gerecz, aussi bon cuisinier que violoniste ce qui ne pouvait pas déplaire à Grumiaux. Cette rencontre fut décisive, car elle allait susciter une véritable amitié et, pour nous autres mélomanes, produire un des plus beaux enregistrements de toute l'histoire du disque.

Laissons parler Arpad Gercez : "Il ne disait pas comment il fallait jouer. On jouait. Il fallait trouver le ton juste, se mettre à son niveau, essayer de jouer aussi bien que lui. Techniquement, il fallait tout de suite être à la hauteur. S'il y avait une faute, c'était une honte personnelle. De même, on jouait tout de suite dans le tempo. Il disait : "Je me sens bien, je me sens mal, je ne sais pas." Il n'imposait rien. A certains endroits, il pouvait lui arriver de dire "Ah ! Ici, si je fais comme cela, est-ce que cela vous convient ? Comment fais-tu ? S'il m'arrivait de suggérer quelque chose, il essayait et pouvait dire : "Oui d'accord." (in Arthur Grumiaux par Laurence et Michel Winthrop, Ed. Payot Lausanne).

C'est donc dans ce climat amical et musical qu'est né un des plus émouvants enregistrements des Quintettes à cordes de Mozart. Les musiciens, auxquels se joint l'excellent altiste français Max Lesueur, en poste à Bâle comme professeur et en tant qu'altiste de l'Orchestre de l'Opéra, se retrouvent dans la Salle de Concerts de La Chaux-de-Fonds, bien connue pour ses propriétés acoustiques exceptionnelles. Et le miracle commence. C'est ainsi qu'en deux sessions de janvier, puis de mai 1973, Mozart a rencontré les musiciens qui allaient le comprendre pour traduire à la fois la pureté, le raffinement, le sens tragique de la vie qu'il exprime dans une musique sublime et supraterrestre (photo ci-dessus : Manuscrit du Quintette en ré majeur de Mozart. Fondation Martin Bordmer, Genève) . Une musique semblable à nulle autre, qui nous conforte et nous invite à vivre, à supporter, à aimer nos semblables et la vie.