La scène se passe en 1965 dans la très élégante Salle des Cèdres du château de Kirchheim (photo ci-dessus), petite localité nichée en Souabe (Schwaben), au pied de la Forêt-Noire, une des sept régions administratives de l'Etat libre de Bavière (Land de Bade-Wurtemberg), en Allemagne. Connu pour sa beauté, sa tranquillité et ses qualités acoustiques idéales pour l'enregistrement, ce lieu est souvent investi par les techniciens du label indépendant Deustche Harmonia Mundi, dont le siège se trouve non loin, à Freiburg-im-Brisgau. Le village de Kirchheim in Schwaben (2544 habitants) est situé à 38 kilomètres d'Augsbourg (la ville de Luther) et à 80 kilomètres à l'ouest de la puissante capitale de Bavière, Munich. C'est un véritable ballet très bien ordonné qui commence dans la salle des Cèdres, fermée au public pour l'occasion. Chacun connait bien son rôle. Les techniciens ont installé un véritable studio d'écoute dans une salle adjacente. Ils préparent les micros pour la prise de son, les fils électriques sont soigneusement scotchés au sol, l'accordeur s'affaire sur le pianoforte d'époque, apporté la veille pour qu'il prenne bien la température et l'hygrométrie du lieu, on installe un tapis sous l'instrument pour amortir le bruit des pieds des musiciens, et aussi pour rendre le son un peu moins réverbéré. C'est un instrument viennois, construit vers 1830, qui fait partie de la collection personnelle du pianiste autrichien Jörg Demus qui voue, à l'instar de son ami et collègue Paul Badura-Skoda, une véritable passion pour les instruments anciens. Fondée en 1958, la marque Deutsche Harmonia Mundi fait vraiment office de pionnière en enregistrant des instruments authentiques depuis les oeuvres pour un instrument solo jusqu'à la taille d'un orchestre complet. Son fondateur, Rudolf Ruby, avait été un anti-nazi notoire durant la guerre, faisant partie d'un vaste réseau de résistance dans la région de Munich. Dans les années soixante, il retrouve un ancien camarade qui l'invite à enregistrer au château de Kirchheim. C'est ainsi que vont naître toute une série d'enregistrements qui font aujourd'hui référence. En 1964, Ruby créée même un orchestre d'instruments anciens, le Collegium Aureum, avec lequel il enregistrera pour un public encore très sceptique, des oeuvres de Bach et de Haydn, d'abord sous la direction de son Konzertmeister Franzjosef Maier, puis plus tard avec Gustav Leonhardt et Rheinhard Goebel, avec des couleurs instrumentales qu'on avait plus entendues depuis deux siècles. Le mouvement baroqueux était né. En cette année-là, notre chroniqueur ne connaissait pas encore Schubert...et la sonorité étrange des instruments anciens aurait à coup sûr provoqué ses sarcasmes, on est trop sérieux quand on a douze ans ! (photo ci-dessous)

Mais pour l'heure, voici la soprano néerlandaise Elly Ameling et le pianiste Jörg Demus qui font une entrée discrète dans la salle. Demus essaye son instrument pour en vérifier l'accord et les deux artistes commencent à répéter les oeuvres qu'ils vont graver peu après. Cet album miraculeux, au ton si simplement juste, aura pour nom SCHUBERTIADE lors de sa première parution en vinyle (photo ci-dessous), en 1966. La voix aérienne et ingénue de Elly Ameling fait des merveilles dans ce choix de lieder de Schubert, idéalement accompagnée par ce parfait styliste qu'est Jörg Demus. Tout cela est on ne peut plus "gemütlich" comme disent les Allemands. Beau mot intraduisible, car il n'a pas d'équivalent en français, qui évoque une atmosphère faite de feu dans la cheminée, de coussins confortables, de tapisseries à grandes fleurs, de chats qui ronronnent, d'odeur de café moka et de pâtisseries exquises. C'est l'expression d'un certain bonheur domestique, de l'harmonie, de la chaleur et d'un profond sentiment de bien être.

Un troisième larron surgit au milieu de cette répétition où l'amitié et la douceur règnent en maîtres. Il s'assoit, ouvre son grand étui noir, met, pour l'humidifier, une anche de roseau dans sa bouche, c'est le jeune clarinettiste Hans Deinzer qui a étudié avec Rudolf Gall à Munich. Plus tard, devenu un pédagogue renommé, il formera à son tour des clarinettistes de premier plan, comme Sabine Meyer, Martin Fröst ou Andrew Marriner. Pour l'heure, nous sommes, rappelons-le, en 1965, il vient pour enregistrer la dernière oeuvre de Schubert, ce merveilleux Lied pour soprano, clarinette et piano Der Hirt auf dem Felsen (Le Pâtre sur le rocher) nimbé d'une mélancolie intense mais aussi d'une espérance absolue pour un amour qui ne viendra sans doute jamais...

Dans la version originale de cet album, qui présentait un vrai projet éditorial original pour l'époque, on trouvait aussi un bouquet de Ländler de Schubert joués avec un inimitable style viennois par le grand Jörg Demus. Alors que le timing l'aurait permis, ce bijou a disparu de la version cd pour laisser place à des Lieder de Schumann enregistrés deux ans plus tard... Musicalement cela se tient parfaitement, mais l'esprit de notre premier Qobuzzissime historique de l'été s'en trouve affecté...