Serge Rachmaninoff
Prononcez le nom de Serge Rachmaninoff (selon la transcription en lettres latines adoptée par le compositeur lui-même) et dans l’esprit de la majorité du public vaguement intéressé par la musique, vous évoquerez immédiatement les Deuxième et Troisième concertos pour piano, ou plutôt leurs quelques mesures d’introduction. Les plus connaisseurs penseront Vocalise et Rhapsodie Paganini. Plus haut sur l’échelle des mélomanes sont ceux qui se seront laissé tenter par le jugement à l’emporte-pièce selon lequel Rachmaninoff n’a écrit que des ouvrages de mauvais goût, sucrés, grandiloquents, ampoulés… Enfin, les admirateurs du compositeur rendront à César ce qui est à César. La musique de Rachmaninoff — pourtant immense compositeur, romantique de la dernière heure — est souvent mal comprise. Oui, Rachmaninoff intègre dans sa généreuse invention mélodique de nombreux éléments puissamment russes, y compris le romantisme ombrageux, que certains considèrent comme outrageux, alors qu’il est surtout sincère à l’extrême. Il suffit d’écouter Rachmaninoff lui-même jouant ses propres œuvres (il existe des enregistrements de l’Entre-deux-guerres) pour comprendre que son langage exige surtout de la modestie, de la retenue, de la tendresse, alors qu’il est quelque peu malmené par des générations de pianistes en mal de projecteurs, dont les excès sucrés-grandiloquents ne sont en réalité qu’un intempestif babil hyper-romantique surajouté, alors que cette musique parle d’elle-même.
Chef d’orchestre, compositeur et pianiste russe, naturalisé américain, Serge Rachmaninoff naît dans une famille de musiciens le 1er avril 1873 à Oneg près de Novgorod en Russie. Son père joue du piano (il improvisera un thème sur lequel Rachmaninoff écrira sa Polka) et son grand-père, pianiste amateur, est un élève de John Field. À la suite de revers financiers (le père, dépensier et joueur, a dilapidé l’héritage maternel), la propriété familiale est vendue et les Rachmaninoff s’installent en 1882 dans un appartement à Saint-Pétersbourg où Serge entre au conservatoire dans la classe de piano de Demianski. Puis les parents de Rachmaninoff se séparent, les enfants restant avec leur mère, et bientôt leur grand-mère venue en renfort : c’est d’elle, qui l’emmène régulièrement dans les églises, qu’il tient ce goût pour les cloches et le chant orthodoxe, source d’inspiration future. Puis sur le conseil d’Alexandre Siloti, son cousin de pianiste et chef d’orchestre, ancien élève de Liszt, Rachmaninoff part à Moscou en 1885 pour y poursuivre ses études au Conservatoire. Il suit d’abord l’enseignement du réputé et sévère Nikolaï Zverev, ami de Anton Rubinstein et de Tchaïkovski. Puis en 1888, il aborde l’harmonie, la théorie musicale, étudie la composition avec Anton Arenski et le contrepoint avec Serge Taneïev (deux grands maîtres qui le marqueront profondément), le piano avec Siloti. Ses collègues de conservatoire s’appellent Alexandre Scriabine, Alexandre Goldenweiser et Josef Lhévinne. Un an plus tard, il trouve un vrai foyer en s’installant chez ses oncle et tante paternelles, les Satin, qui habitent à Ivanovka (près de Tambov, à cinq cents kilomètres de Moscou) — et dont il épousera en 1902 la fille Natalia (pianiste), en fait sa cousine germaine (dont il aura deux filles, Irina et Tatiana, elles aussi musiciennes). Il compose sa première œuvre, le Prélude en ut dièse mineur à l’âge de dix-neuf ans, une des pièces pour piano les plus jouées. Tchaïkovski qui apprécie son talent lui donne des conseils. Rachmninoff décroche ses diplômes de piano en 1891 et de composition en 1892 (médaille d’or pour son opéra Aleko).
Les premiers succès, éclatants, et les premiers échecs, cuisants, de Serge Rachmaninoff eurent lieu dans la Russie impériale des deux décennies précédant la Révolution russe. Les succès, ce furent les désormais célébrissimes Deuxième et Troisième concertos pour piano, la Rhapsodie sur un thème de Paganini et quelques œuvres pour piano solo. Les échecs, ce furent en particulier sa Première symphonie créée à Moscou en 1897 sous la baguette d’un Glazounov qui aurait été plus ou moins gris (un four retentissant, qui le plongea longtemps dans une profonde dépression), le Quatrième concerto pour piano — on ne lui pardonna pas de n’avoir pas fait du Rachmaninoff comme pour les deux précédents : on n’aurait donc pas le droit d’évoluer ? À classer aussi parmi les succès, la vie de Rachmaninoff pianiste : il fut un virtuose extraordinaire, d’une parfaite sûreté digitale, d’une force hors du commun, et, justement, d’une délicatesse de tous les instants. Les nombreux enregistrements qui existent de lui témoignent aisément qu’il fut l’un des plus prodigieux pianistes de tous les temps. C’est durant les quinze premières années du XXe siècle qu’il fut le plus heureux, dans l’aisance et la réussite.
Entre les deux pôles des succès éclatants et des fours complets, on en oublierait le reste de sa production. Naturellement, ses œuvres pour piano (Etudes-Tableaux, Préludes) ont acquis le statut de stars auprès des pianistes de tout poil, même s’ils ne rendent pas toujours justice à la savante polyphonie développée par Rachmaninoff, à la faveur d’effets sonores qui n’appartiennent pas toujours à l’essence de la musique. Reste que Rachmaninoff a également signé trois opéras : outre Aleko, les deux courts Le Prince avare et Francesca da Rimini de 1904/05, trop rarement joués alors que ce sont des chefs-d’œuvre du répertoire lyrique russe. On oublie aussi une bonne part de son œuvre pour orchestre, au sommet duquel figure le somptueux poème symphonique L’Ile des morts d’après un tableau (plusieurs tableaux, en réalité, car le peintre a produit plusieurs versions du même sujet) de Döblin : une orchestration magique, une conduite mélodique et harmonique implacable, c’est le chef-d’œuvre à ne pas manquer. Ainsi que ses merveilleux ouvrages pour chœur que sont la Liturgie de saint Jean Chrysostome et les Vêpres, le sommet de l’art liturgique russe dans le ton postromantique, poignant et profond, sincère et irrésistible.
On remarquera que la très grande majorité de la production de Rachmaninoff a été écrite avant 1917, avant la Révolution russe donc, et surtout avant son exil de Russie puisque le malheureux musicien a tout quitté pour refaire sa vie à New York, puis en Suisse, enfin à Beverly Hills. En réalité, de 1918 à sa mort en 1943, il n’écrira plus que six pièces, trop occupé qu’il fut à courir la planète entière pour donner des centaines de concerts, souvent de ses propres œuvres, mais aussi celles, par exemple, de l’un de ses condisciples au Conservatoire, Alexandre Scriabine. Lors de son ultime concert, le 17 février 1943, il joua entre autres la Sonate funèbre de Chopin. Cinq semaines plus tard, le 28 mars 1943, il rendait l’âme à Beverly Hills. On dit que ses dernières paroles furent « Adieu mes chères mains ». Si non è vero…
© Qobuz 03/2013
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Classique - Paru chez Telarc le 1 août 1998
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