Tom Verlaine, mort d’un guitariste poète

Lorsqu’on a pensé, conçu et enregistré un album du calibre de Marquee Moon, on peut dormir tranquille, conscient – ou non – d’avoir marqué l’histoire du rock à jamais. Pourtant, Thomas Miller alias Tom Verlaine, qui vient de mourir le 28 janvier à 73 ans, ne s’arrêta pas là. Le cerveau du groupe Television a continué à déambuler sur un chemin de traverse, sa guitare à part en guise de canne blanche, et sa poésie étrange pour unique feuille de route. Une guitare qui pouvait passer d’un jeu cataclysmique à quelques nappes oniriques le temps d’un titre planant avant de revenir à de l’épilepsie de pur free-jazz.

Né le 13 décembre 1949 à Denville dans le New Jersey, Tom Miller grandit dans le Delaware où il étudie la musique classique et le saxophone. L’éclectisme est rapidement son credo, fasciné qu’il est par les Yardbirds et les Rolling Stones mais aussi Albert Ayler et John Coltrane. Avec Richard Meyers (future Richard Hell), il écrit de la poésie. Un genre littéraire devenu une obsession, au point de prendre comme pseudonyme le nom du célèbre poète français du XIXe.

En 1972, les deux amis prennent une claque en découvrant les New York Dolls et fondent les Neon Boys. Verlaine s’offre une guitare Jazzmaster de chez Fender, et Hell se dégote une basse d’occasion. La batterie est confiée à un ami, Billy Ficca. L’année suivante, Richard Lloyd les rejoint comme second guitariste. Les quatre hommes optent pour un nouveau nom : Television. Le line-up est éphémère : Richard Hell se brouille avec Verlaine, part monter les Voidoids et laisse sa place à Fred Smith (à ne pas confondre avec Fred "Sonic" Smith du MC5). Television commence à buzzer fortement sur la scène punk du CBGB ou de Max's Kansas City, les deux Mecque new-yorkaises d’alors. « Le groupe le plus original que j’ai vu à New York », dira un certain David Bowie. Ça suffit pour que le label Elektra signe Television et publie leur premier album, Marquee Moon, en février 1977.

Chef-d’œuvre venu de nulle part, ce disque est le parfait reflet de la schizophrénie de son géniteur, chanteur et guitariste rock aux prises avec ses démons jazz. « Je transposais les solos de sax de Coltrane sur le manche de ma guitare », aimait à répéter Verlaine. Guitares anguleuses et complexes qu’il opposait à celles de Richard Lloyd au point de construire des sortes de pyramides électriques. Changements de rythme inattendus et voix virevoltante aux frontières de la justesse, la sémantique de Marquee Moon n’a rien de commun avec celle de ses confrères de la scène punk newyorkaise. Mais cette approche cérébrale, intellectuelle même, n’empêche jamais Television d’être avant tout un groupe de rock, garage dans l’âme. En embarquant ainsi ses carambolages atypiques, Tom Verlaine établit dès 1977 les règles décalées du post-punk à venir et d’un rock’n’roll bien urbain qui survivra des années plus tard. Notamment dans la musique de groupes comme les Strokes. Même les Canadiens d’Alvvays intituleront la quatrième chanson de Blue Rev, leur album de 2022, Tom Verlaine…

Avec Marquee Moon, Television propose surtout une alternative aux Ramones, Talking Heads, Patti Smith et autres Blondie. Et Verlaine devient la face plus bohème et poétique du courant… Un an plus tard, l’album Adventure confirme son talent, même s’il surprend moins et s’avère surtout peu… aventureux ? Si les critiques ne cessent de louer l’originalité du groupe, son leader met tout en place pour rester lui-même et ne pas pactiser avec le système. Au point de refuser les tournées mondiales à répétition. La fin de Television est inéluctable et Tom Verlaine peut s’engager, à son rythme, sur le chemin d’une carrière solo erratique (neuf albums entre 1979 et 2006) qui débute avec un disque sobrement intitulé Tom Verlaine (Fred Smith est resté à ses côtés pour tenir la basse) et qui le mènera parfois même à composer des opus instrumentaux comme le surprenant Warm and Cool de 1992.

Durant ces années indomptables, il montera parfois sur scène aux côtés de Patti Smith pour quelques solos de guitare et participera même à ses albums Horses, Gone Again et Gung Ho. Il fera d’autres piges sur Penthouse du groupe Luna, Look to the Sky de l’ex-Smashing Pumpkins James Iha et coproduira Sketches For My Sweetheart The Drunk, le disque posthume de Jeff Buckley. En 1992, il relance Television le temps d’un album intitulé Television et d’une tournée mondiale sold out. Au moment de l’addition, sur quasiment 50 ans de carrière, Tom Verlaine aura été finalement plus absent que présent. 50 ans durant lesquels Marquee Moon pouvait s’écouter en boucle sans que l’ombre d’une ride ne vienne flouter son intemporelle modernité.