Hors cadre, l’Américain continue de délier son langage expérimental dans un dernier album de génie où il trouve la lumière qui lui manquait.

Il est inclassable depuis ses débuts mais son potentiel était indéniable. Praise a Lord Who Chews but Which Does Not Consume ; (or Simply, Hot between Worlds), son nouvel album, achève de consacrer Yves Tumor comme une anti-rock star - un statut qu’il interroge dans le titre Parody –, capable de galvaniser les foules comme d’éclater les standards pour mieux ouvrir le champ des possibles.

Avec Noah Goldstein à la production et au mixage l’artisan des grands disques rock Alan Moulder (My Bloody Valentine, Smashing Pumpkins…), l’artiste américain, qui se définit comme non-binaire, embrasse pleinement les guitares (acoustiques sur Meteora Blues, strokiennes sur God Is a Circle), les riffs entêtants (Heaven Surrounds Us Like A Hood) et les symphonies pop (Echolalia, Lovely Sewer). Un cinquième long format qui ressemble au sommet d’une trajectoire sans concession, commencée jeune.

Vite parti de l’ennuyeuse Knoxville dans le Tennessee pour épouser le milieu underground berlinois, puis queer sous l’aile de Mykki Blanco, Sean Bowie (au civil) prend la lumière en 2016 grâce à Serpent Music, un collage étrange d’abord instrumental sorti chez le label expérimental Pan Records, où son amour pour la Motown se dilue dans l’ambient, la noise et l’indus.

Il n’en fallait pas plus pour taper dans l’œil de Warp, qui le signe deux ans plus tard pour l’époustouflant Safe in the Hands of Love, qui révèle ses talents de songwriter. Notamment grâce au shoegazien Licking an Orchid en featuring avec l’artiste visuelle James K ou Recognizing the Enemies sur lequel Tumor ose le violoncelle. Une ouverture mélodique encore largement délayée dans un mélange fluide d’hyperpop façon Arca, trance abrasive, trip-hop ou encore R&B, dont il se fait le savant fou. Cette année-là, Yves prend la lumière : Blood Orange, un des chefs de file de la scène black et queer, qui a déjà collaboré avec les poids lourds de la pop, l’invite à ouvrir sa tournée.

Son irrésistible ascension se poursuit avec Heaven to a Torture Mind (2020) et surtout l’EP The Asymptotical World (2021), qui alignent avec brio tubes pop (Jackie) et post-punk (Secrecy Is Incredibly Important to the Both of Them). Désormais, Yves Tumor monte sur scène avec un groupe et lâche des prestations punk d’anthologie. Comme en 2022, à Glastonbury, où il embrasse les gars de la sécurité, provoque l’hystérie générale en se mêlant au public, pendant que son guitariste termine son solo en équilibre sur les barrières de la fosse. Les clubs berlinois où il performait seul avec son matos dans l’ombre paraissent bien loin.

Inaccessible mais vulnérable, fascinant car insaisissable, ce Bowie des temps modernes embrasse la beauté de l’étrange, travaille son esthétique à contre-courant quasi parodique, renverse les dogmes, liquéfie les conceptions dans le tourbillon de son introspection. Et si cela dérange certains, c’est sans doute parce qu’elle nous renvoie à la nôtre. Ce goût du danger, la reine du grunge Courtney Love, la seule à qui Tumor a accordé un entretien (pour Interview), l’a bien noté, en lui citant les paroles de son single God Is a Circle : « Parfois, je sens qu’il y a des endroits de mon esprit où je n’ose m’aventurer. »

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