Disparition de la fondatrice de Arion, le label de disques culturels le plus novateur de l’industrie phonographique des années 60.

Le meilleur service que nous rendent les disparus, c’est celui de l’exemple - quand exemple il y a, et si on veut bien l’entendre.

Et comme Arion, ce personnage mi-historique mi-légendaire, poète et musicien grec du VIIe siècle avant J.C. passe pour l’inventeur de la dithyrambe, je vais donc abuser de cette facilité pour souligner ce que l’aventure discographique d’Ariane Segal, la créatrice des disques Arion, nous dit, du point de vue amoureux, mais aussi industriel.

A beaucoup, aujourd’hui, le nom de Ariane Segal ne dira rien. Cette femme courageuse fut pourtant celle qui créa le label de disques culturels le plus novateur de l’industrie phonographique des années 60. Le plus novateur parce que Arion possédait cette particularité d’être très ouvert, très éclectique au niveau des genres musicaux. Et ce label était français.

« Collection dirigée par Ariane Segal ». Cette mention figurait au dos de chaque disque, avec une belle vignette qui servait de logo, celle de l’origine, pas l’espèce de truc immonde qu’elle est devenue depuis. Au rez-de-chaussée du siège d'Arion, avenue Hoche, Claude Morel, l’ingénieur du son et directeur artistique du label, assurait le suivi technique.

Ce label était incroyablement novateur d’une part par son éclectisme – si Segal ne produisit jamais de rock il est vrai, elle produisit absolument tous les autres genres musicaux. Il est deux domaines dans lesquels, au surcroit, elle « inventa » au disque, radicalement, de toutes pièces, des chemins inédits :

- en musique classique, la musique française dont elle fut un défenseur ardent et libre. Je n’oublie pas que Erato et Garcin avaient beaucoup fait auparavant, mais les répertoires français alors totalement méprisés par tout le monde (pré-romantique, romantique, post-romantique, sans parler des compositeurs modernes qu’elle a servi, tels Ohana) – c’est Ariane Segal qui les a ouverts. On n’avait pas évalué avant elle Jadin, Gretry, Pleyel, Chabrier, Wiener, et tant d’autres.

- en « musiques du monde », elle réalisa un travail absolument immense avec l’aide d’ethno-musicologues, et ce bien avant Ocora par exemple, qui s’inspira de son travail. Mais Arion ne s’en tenait pas aux concerts dans la brousse : le label défricha aussi le crossover de qualité et évolua, vers ce qu’on appelait pas encore la world music. Les Calchakis c’était Arion ! Et cela a vendu beaucoup, El Condor pasa !

Il se trouve que jeune collectionneur de disques j’avais une passion pour ce label plus que tout autre, mais il était cher pour mes moyens car vendu comme luxueux, et au prix fort. Il était présenté de manière originale sans être folle. Avec le même carton que tout le monde et sans grand frais supplémentaire, Ariane Segal avait conçu une pochette de disque qui était propre à Arion, qui s’ouvrait comme un livre - et non la pochette utilisée par tous.

A droite, tenu par un rabat, était glissé le disque microsillon lui-même. Agrafé au centre, un livret était fourni, extrêmement bien composé en colonnes, lisible, mettant bien en valeur de bons textes bien documentés, bien relus, bien écrits – non pas des textes-alibis histoire de dire qu’il y a un texte : une vraie documentation adaptée à l’œuvre sonore produite.

Segal reliait de la sorte le texte et la musique en rendant effectivement possible la lecture des éléments musicologiques. Voilà pourquoi j‘étais à 16 ans incollable sur les quatuors de Hyacinthe Jadin ou d’Ignace Pleyel, et sur la fausse poétique lesbienne de Pierre Louÿs, en support des Chansons de Bilitis de Debussy dont Segal publia le premier enregistrement de la musique de scène !

Dans son expression publicitaire aussi, avec son petit journal inséré dans la presse, avec son discours culturel, Arion innovait et rendait l’acheteur fier et savant tout à la fois.

Ce label aurait pu devenir un truc énorme si le passage du vinyle au CD ne l’avait pas fauché. Arion fut en effet victime de la rupture technologique : Segal n’eut pas les fonds pour faire re-presser tout son répertoire en CD. Les stocks de vinyles ne valaient plus rien, en quelques mois la Fnac par exemple avait remplacé ses meubles pour 33 tours par des meubles à CD. Et de toutes façons, Segal n’avait pas du tout les moyens de les racheter à son distributeur de l’époque, une major.

Les choses auraient été différentes et elle aurait surmonté son manque de fonds propres si une main secourable et sympathique de l’Etat à l’époque socialiste s’était levée. Au lieu de quoi, des manœuvres qui mêlèrent intérêts des concurrents, vision industrielle de cabinet et solutions toutes faites [[pardon de paraître obsédé mais cela me rappelle l’affaire d’Etat Deezer !]] eurent raison de la farouche volonté d’indépendance d’Ariane Segal, qui préféra vendre l’œuvre de sa vie à son distributeur italien plutôt que de passer entre les mains de certains concurrents. C’est ce que me raconta, quelques mois plus tard, cette femme si cultivée, forte et fière, qui avait cette intelligente un peu cassante, cette vision nette et brute des personnalités farouchement libres.

Laissons les morts enterrer les morts, mais force est de constater que l’Etat a laissé crever Arion à l’époque, qui n’a pas voulu être mariée de force, et a soutenu avec les résultats que l’on sait, d’autres. Quand les pouvoirs publics veulent agir au lieu de soutenir, ils se trompent la plupart du temps.

L’industrie phonographique était il y a peu encore un domaine de liberté entrepreneuriale préservée. En quoi l’aventure de Arion est exemplaire c’est qu’elle nous montre qu’on peut faire de la musique enregistrée sans l’Etat, mais que si l’Etat s’en mêle maladroitement cela peut être pire que pire. Pour quelques centaines de milliers de francs de l’époque bien investis, qui sait ce que Arion serait aujourd’hui ! Si l’on nous dit que la culture est rentable autrement, alors qu’on ne s’en tienne pas au cinéma ou au Château de Chambord en termes d’investissements culturels rentables !

Nous vivons en ce moment le passage du CD au numérique, et cette transition est douloureusement vécue par quantité de labels indépendants. Soutenir valablement la création phonographique indépendante, c’est aujourd’hui essentiellement lui permettre de s’armer, de s’équiper, de se former, pour faire face au choc des enjeux de la distribution numérique, qui broie ses actifs et les dévalorise dans des solutions de distribution peu créatrices de valeur et de nature à plomber la musique « made in France » dans le monde.

Il faut que les responsables de ces sujets au plus haut niveau de l’Etat comprennent là ou agir – et aussi ce qui ne les regarde pas nécessairement. A la même époque de cette malheureuse affaire, qui vit passer Arion entre des mains étrangères puis peu à peu disparaître du point de vie créatif, l’Etat avait pourtant su inventer le prix unique du livre qui fut efficace pendant 30 ans.

Et si, cette fois, la musique enregistrée avait sa chance, par une action un peu subtile et sur des enjeux vrais de politique d’industrie culturelle ?

Y.R.

Yves Riesel est le co-fondateur de Qobuz et le fondateur du label indépendant Abeille Musique

[1] pardon de paraître obsédé mais cela me rappelle l’affaire d’Etat Deezer !

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