En 2017, le grand Hans Zimmer reprenait le flambeau de Vangelis, après avoir remplacé au pied levé le compositeur islandais Jóhann Jóhannsson pour Blade Runner 2049, réalisé par Denis Villeneuve. Une histoire très hollywoodienne…

Rick Deckard est un nom qui doit interpeller tous les amateurs de cinéma de science fiction, puisque c’est le héros d’un des films SF les plus emblématiques des années 80, Blade Runner. C’est Harrison Ford qui incarne cet ancien policier qui reprend du service, afin de pourchasser des replicants, ces androïdes ressemblant à s’y méprendre à des êtres humains. Le film est adapté librement du roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, écrit en 1968 par Philip K. Dick – dont la réputation dans ce genre n’est plus à prouver. Dans la suite (également produite par Ridley Scott, mais réalisée par Denis Villeneuve), c’est Ryan Gosling, héros mutique de Drive de Nicolas Winding Refn et, plus récemment, le jazzman fleur bleue de Lalaland de Damien Chazelle, qui joue le rôle principal. Harrison Ford/Rick Deckard fait également partie du casting. L’action se situe 30 ans après les événements du premier opus, qui se passait en 2017. Pour la musique, le réalisateur fait d’abord appel au compositeur islandais Jóhann Jóhannsson, avec qui il a déjà travaillé trois fois : en 2013 pour Prisoners, en 2015 pour le thriller Sicario et en 2016 pour Premier contact. À 48 ans, le compositeur s’est donc déjà forgé un nom dans la musique de film, puisqu’il est également l’auteur de la BO du biopic de Stephen Hawkins, Une merveilleuse histoire du temps (James Marsh, 2014). Et pourtant, il est loin d’être cantonné aux musiques pour l’image. On lui doit notamment la co-création d’un projet étonnant qui a donné naissance à un grand nombre d’installations sonores et de morceaux pop mélancoliques : Kitchen Motors – sorte de collectif/maison de disques basé à Reykjavik. Il est aussi le fondateur du groupe Apparat Organ Quartet, et le producteur de morceaux destinés à des artistes tels que Marc Almond (pour l’album Stranger Things) ou encore Barry Adamson (ex-Magazine, Visage, Birthday Party et Bad Seeds). En matière d’albums solo, citons Englabörn (2002) – un album où l’électro côtoie des éléments acoustiques comme un quatuor à cordes – ainsi qu’Orphée (2016), sorti chez Deutsche Grammophon.

Mais coup de théâtre : malgré cette riche expérience et un talent indéniable, Jóhannsson a été évincé de la production au début du mois de septembre, soit un mois avant la sortie du film. Pourtant, sur le papier, le compositeur islandais paraissait être le choix idéal. D’une part car il connaît bien l’univers de Villeneuve, et d’autre part car, comme le prouve la BO passionnante de Premier Contact (également sortie chez le célèbre label allemand), Jóhann Jóhannsson semble être né pour faire vibrer musicalement la science-fiction. Pour ce film décrivant l’arrivée de douze vaisseaux extraterrestres énigmatiques aux quatre coins du monde, il avait eu l’idée de mettre en valeur la voix, en faisant appel à Theatre of voices, un groupe vocal aussi à l’aise dans la musique ancienne que dans la musique contemporaine.


À Hollywood, il arrive très souvent que des compositeurs, aussi doués soient-ils, soient écartés sans ménagement par une major (en l’occurrence Warner), même après avoir rempli leur tâche. Parfois, c’est tout simplement le fruit d’une mésentente artistique entre un réalisateur et un compositeur. Mais le plus souvent, de nos jours, c’est après une série de screen tests décevants que les producteurs décident de congédier un compositeur – soit parce que c’est la musique en elle-même qui ne rentre pas dans le cahier des charges, soit parce que c’est le film dans son ensemble qui a besoin d’être « sauvé » par une musique plus efficace. On retrouve plus ou moins la même logique au moment de l’écriture laborieuse d’un scénario, qui incite parfois la production à engager des script doctors. Sauf que dans le cas de la musique, c’est de la phase finale dont il s’agit, les délais sont plus courts et l’angoisse et l’impatience sont plus perceptibles !

Blade Runner 2049 - Bande annonce [VOST]

[►] LBA - La Bande-Annonce

Les exemples de scores rejetés sont légion, et certains particulièrement célèbres : Hitchcock a remplacé Bernard Herrmann par John Addison dans Le Rideau déchiré, et Henry Mancini par Ron Goodwin dans Frenzy. Michel Legrand a par deux fois été remplacé par John Barry : dans Le Rendez-vous de Sydney Lumet et dans La Rose et la Flèche de Richard Lester. Pour ces deux exemples, le compositeur français avait fait preuve d’une certaine audace musicale (voir la partition stravinskienne du second film), ce qui n’est pas toujours payant, surtout dans une industrie lourde comme le cinéma, qui engendre parfois une certaine frilosité artistique de la part des décideurs. Les collectionneurs de BO sont souvent friands de ces histoires de partitions refusées car elles permettent d’entretenir une certaine mythologie : il existe un peu partout dans le monde des musiques rejetées, et parfois signées de grands noms. La mythologie prend plus d’ampleur encore lorsque ces musiques ne peuvent pas être commercialisées pour des questions de droit, ou dans les cas où les bandes masters se sont purement et simplement évaporées dans la nature.

C’est donc Hans Zimmer qui a été appelé à la rescousse pour « retaper » entièrement la BO de Blade Runner 2049. Comme son confrère islandais, Hans Zimmer est lui aussi un habitué de la SF, dans un esprit certes moins expérimental que Jóhann Jóhannsson – mais sans doute plus efficace. Citons ses deux musiques pour Christopher Nolan : Inception et Interstellar. Zimmer a l’habitude d’intervenir en urgence pour supplanter des collègues éliminés du jeu : en 1991, il avait même remplacé à la fois Basil Poledouris sur la BO de Croc-blanc de Randal Kleiser, et Georges Delerue sur celle d’À propos d’Henry de Mike Nichols. Zimmer, c’est en quelque sorte un « super-compositeur », qui, accompagné d’une équipe d’orchestrateurs/collaborateurs de choc, sait d’instinct et rapidement où et comment placer une musique sur des images… parfois au détriment de la personnalité et de la magie, diront certains.

Pour finir, laissons la jungle hollywoodienne de côté, et revenons aux choses du passé et à leur charme désormais serein, avec le Blade Runner de 1982 et sa BO signée du compositeur grec Vangelis. Contrairement à l’imbroglio que nous venons de décrire, la conception de cette musique s’est déroulée de manière idyllique – même si la commercialisation fut plus complexe, nous le verrons plus loin. Enregistrée aux studios Nemo en 1982, elle est composée, arrangée, produite et interprétée par Vangelis lui-même. Ce début de décennie est un tournant capital dans la carrière du compositeur car outre le film de Scott, il décroche l’Oscar de la meilleure BO pour Les Chariots de feu de Hugh Hudson, un an plus tôt. Avant de devenir une star de la musique pour l’image avec ces deux films, il avait déjà eu de beaux succès dans les années 70, grâce aux documentaires animaliers signés Frédéric Rossif, mais aussi grâce à des albums produits en solitaire (Earth en 1973), ou bien en groupe, avec Jon and Vangelis (Short Stories, 1980), et surtout Aphrodite’s Child, qu’il a fondé avec Demis Roussos et Lucas Sideras.

Les décors post apocalyptiques du film trouvent un écho idéal dans les compositions de Vangelis, surtout dans les scènes où le chef opérateur Jordan Cronenweth a l’occasion de créer de véritables tableaux néo-noirs à la fois stylisés et lugubres, avec en toile de fond une pluie incessante particulièrement cinégénique, ainsi que des personnages et des thèmes annonciateurs du courant cyber punk (qui prendra véritablement son essor deux ans après la sortie du film). Parmi cette ribambelle de morceaux particulièrement sombres, mélancoliques et très souvent synthétiques se détachent un blues des temps modernes (Blade Runner Blues), ou encore une musique à la beauté particulièrement hybride, dans laquelle un solo de violon arabo-andalou se mêle à des voix, des nappes et des percussions proches de la musique tibétaine (Damask Rose). Dans le même esprit que ce dernier morceau, il faut signaler également une chanson interprétée par son ancien compère Demis Roussos (Tales of the future). Le caractère cosmopolite de nombreuses plages de cette BO s’explique aussi par les scènes de rue dans lesquelles Ridley Scott a voulu à la fois retranscrire un certain naturalisme très urbain, tout en créant un mélange multi-culturel inédit, engendrant une sorte d’inquiétante étrangeté chez le spectateur/auditeur : sommes-nous dans un souk du Maghreb ou bien dans un quartier populaire de Tokyo ?

Enfin, il faut évoquer ce qui reste sans doute comme le tube de cette Bande Originale : le générique fin (End Titles), avec sa basse ostinato obsédante servant d’appui à une marche harmonique descendante particulièrement émouvante, ainsi que ses coups de timbales ponctuant le morceau ici et là. Lorsqu’on évoque le mot « tube », il faut toutefois relativiser les choses car cette musique de film fit l’objet d’un destin hors norme, dans la mesure où elle ne fut pas commercialisée au moment de la sortie du film. Il fallut attendre douze ans avant qu’un album ne sorte. L’aspect culte du film de Ridley Scott grandissant avec le temps, les enregistrements pirates de sa BO furent parmi les plus prisés des amateurs de musique de films dans les années 80. Entre-temps, Vangelis était devenu un compositeur lui aussi prisé par les réalisateurs, de Roman Polanski (Lune de Fiel, 1992) à Roger Donaldson (Le Bounty, 1984), en passant par le fidèle Ridley Scott (1492 : Christophe Colomb, 1992).


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