George Gershwin
Gershwin, tout célèbre qu’il est, est légèrement assis entre deux chaises. Les amateurs
inflexibles de jazz le considéreraient plutôt comme une sorte de classique qui aurait trempé sa
plume dans de l’encre blues, tandis que les amateurs de classique l’accuseraient de jazzmanie
et ne l’acceptent qu’à contrecœur dans le giron des « musiciens sérieux ».
Il semble donc
difficile de le classer dans un genre ou un autre, mais les amateurs de tous bords aiment bien
ranger leurs idoles dans des boites bien fermées. Non pas que le classement change quoi que
ce soit à la qualité de sa musique, mais dans un monde musical fait de dichotomies taillées
à la serpe, mieux vaut ne pas trop faire figure d’outsider. Or, Gerschwin est résolument un
électron libre.
Tout le monde connaît son immortelle Rhapsody in Blue de 1924 ; peu d’auditeurs savent que
la version la plus célèbre de nos jours n’est que l’un des nombreux remaniements ultérieurs,
pas forcément de sa plume, et surtout que la Rhapsody connue de nos jours est fort éloignée
de la version donnée à l’origine. L’œuvre fut écrite sur commande, pour être créée par le
célèbre orchestre de jazz de Paul Whiteman (sous forme de concerto pour piano et big band)
lors d’un concert d’introduction à la musique classique contemporaine destiné aux néophytes
– c’est dire si, déjà à l’époque, la frontière entre classique et jazz était déjà floue, classique
impliquant une partition entièrement écrite, jazz impliquant une forte dose d’improvisation.
Et justement, Gershwin n’avait pas noté toute sa partie de piano solo, préférant improviser au
fur et à mesure : l’orchestre avait pour consigne « d’attendre le signal » pour repartir entre les
moments de piano. Quant au fameux glissando de clarinette du début, il résulte d’une blague
jouée par le clarinettiste de Paul Whiteman à Gershwin – qui adopta illico le « truc ». En
réalité, on ne saura jamais à quoi pouvait bien ressembler la version initiale de la Rhapsodie,
même s’il en existe trois superbes enregistrements réalisés quelques années plus tard, avec
Gershwin lui-même au piano. La version généralement jouée de nos jours, pour piano et
orchestre symphonique classique (et non pas big band), a été orchestrée par Ferde Grofé. Pour
la petite histoire : parmi l’auditoire de la première mondiale, un certain Rachmaninov…
La Rhapsody lui apporta une immédiate gloire internationale, même s’il avait déjà connu
plusieurs grands succès populaires auparavant avec des chansons pour Broadway. A 26 ans,
célèbre mais étranger à toute fierté mal placée, il désira encore approfondir ses connaissances
techniques en matière de composition, et c’est naturellement Paris qu’il choisit pour ses
rencontres, en particulier avec Nadia Boulanger (professeur de centaines de musiciens
devenus mondialement connus, autant dans le domaine classique que dans les autres :
Quincy Jones, Daniel Barenboim, Michel Legrand, Burt Bacharach, Astor Piazzola, Leonard
Bernstein…). Il demanda également conseil à Maurice Ravel – qui préféra ne pas donner
suite, de crainte de détruire la spontanéité naturelle de Gershwin par un apprentissage trop
rigoureux : « Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe alors que vous pouvez devenir
un Gershwin de première classe ? » La légende rapporte l’échange suivant : – Combien
gagnez-vous par an ? demande Ravel. – X centaines de milliers de dollars, répond Gershwin.
– C’est vous qui devriez me donner des cours, plutôt ! Probablement s’agit-il d’une légende
apocryphe, car elle court également au sujet d’autres grands compositeurs classiques qu’aurait
approchés Gershwin. Ravel écrira plus tard : « Vous, les Américains, prenez le jazz trop à la
légère.
Vous semblez y voir une musique de peu de valeur, vulgaire, éphémère. Alors qu'à
mes yeux, c'est lui qui donnera naissance à la musique nationale des Etats-Unis. »
L’autre grand domaine dans lequel Gershwin s’est taillé une place dans le panthéon, c’est
naturellement la comédie musicale, le « musical theatre » typique de Broadway. On n’est
pas là à l’époque de ces œuvres creuses, vulgaires, standardisées et commerciales (souvent
dérivées de films ou dessins animés hollywoodiens) qui hantent le marché depuis deux
décennies. Il s’agissait alors de composer de véritables thèmes, aisément mémorables
mais riches musicalement, sans aucune concession à la facilité, d’une conception à la fois
fantaisiste et rigoureuse. Dans ce domaine, il écrivit quelques dizaines de grandes comédies
musicales, en particulier Lady, Be Good, et autant de chansons pour des Revues, ces grands
spectacles de Broadway qui mêlaient musique, danse, chanson, numéros de cabaret, bref, le
véritable spectacle de variété dans le sens encore noble du terme.
Toujours en quête d’expériences nouvelles et plus ambitieuses, plus « respectables » presque,
Gershwin n’hésita pas à se lancer dans le genre de l’opéra classique, avec le magnifique
Porgy and Bess de 1935, achevé deux ans avant sa mort prématurée. Dans ce chef-d’œuvre,
il allie toutes les techniques d’écriture de l’opéra classique contemporain (airs, ensembles,
récitatifs, leitmotivs Wagnériens, atonalité même, polyrythmie, polytonalité) aux inflexions
héritées de la musique noire américaine de l’Entre-deux-guerres. L’ouvrage contient
quelques-uns des thèmes les plus mémorables de la musique du XXe siècle : Summertime,
I Got Plenty o’ Nuttin, It Ain’t Necessarily So, qui deviendront bientôt d’incontournables
standards de base pour les musiciens de jazz. Et pourtant, la construction de ces perles est de
facture résolument classique… C’est lui-même qui écrira l’orchestration intégrale de Porgy
and Bess (souvenez-vous que la Rhapsody a été orchestrée par Ferde Grofé), ainsi d’ailleurs
que celle de son excellent Concerto en fa, un grand moment de fusion entre liberté de jazz et
rigueur symphonique.
Enfin, il est un pan légèrement négligé de la création de Gershwin, ce sont ses quelques
(trop) rares œuvres pour piano seul. Il y a développé un style, un langage, directement hérités
de Chopin et de Rachmaninov – Chopin dans ce qu’il a de réellement précurseur du Blues,
Rachmaninov dans son travail de la technique pianistique. Les Trois préludes à eux seuls
méritent de lui ouvrir en grand les portes du panthéon des plus considérables musiciens.
Immanquablement, Hollywood chercha à surfer sur l’immense succès de Gershwin en lui
confiant dès 1936 la composition de plusieurs musiques de films. De nos jours, la plus célèbre
reste Shall We Dance (« L’Entreprenant monsieur Petrov » pour le titre français) avec Fred
Astaire et Ginger Rogers ; à la différence de l’habitude hollywoodienne, Gershwin réalisa
lui-même la musique ET l’orchestration complète, là où il est généralement d’usage de faire
appel à des sous-traitants, moins chers et corvéables à merci – à cette époque déjà, comme
à la nôtre aussi : nombreux sont les « grands » compositeurs de musiques de film qui n’ont
qu’ânonné trois notes sur le piano, laissant aux arrangeurs le soin de finir le boulot pendant
qu’ils touchent la part du lion des droits d’auteurs et signent le chef-d’œuvre... La partition
de Shall We Dance valut à Gershwin une nomination aux Oscars, hélas à titre posthume. Il
n’avait pas quarante ans lorsqu’il s’éteignit.
Pour la petite histoire : Un Américain à Paris, voilà un film-culte dont la musique est de
Gershwin. Mais la musique date déjà de 1928, alors que le film avec Gene Kelly, Leslie
Caron, Georges Guétary et Oscar Levant est… de 1951. En réalité, le film a recyclé la géniale
partition de Gershwin (écrite à Paris) comme argument pour raconter la vie de bohème
parisienne de deux jeunes Américains, un peintre et un compositeur. Dans la grande séquence
de ballet, la musique éponyme de Gershwin est donnée dans son intégralité. A un autre
moment, Oscar Levant joue le Concerto en fa de Gershwin, accompagné d’un orchestre de
dizaines d’Oscar Levant jouant tous les instruments tour à tour, dirigé par Oscar Levant,
devant un public uniquement composé d’une infinité d’Oscar Levant ! Il faut dire que Levant
était célèbre pour son ego surdimensionné dont il se moquait lui-même… A l’opposé de la
modestie de Gershwin.
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