Rentrée cinq étoiles pour Albrecht Mayer ! Dans la foulée de son concert au prestigieux Festival de Lucerne aux côtés du Sinfónica de la Juventud Venezolana Simón Bolívar dirigé par le jeune Gustavo Dudamel le 31 août, le hautboïste publie l’album In Venice. Portrait d’un musicien hors normes.

Depuis l’époque de Goethe et peut-être même avant, les artistes allemands sont irrésistiblement attirés par l’Italie, leur terre promise de soleil et d’aventure méditerranéens. Pour le hautboïste virtuose Albrecht Mayer, cet attrait est plus localisé : « C’est dans la Venise baroque que le hautbois s’est pleinement épanoui, » dit-il. Venise ou la Serenissima, qui flotte telle un mirage sur son lagon de l’Adriatique, le captive depuis la première fois qu’il y a séjourné alors qu’il avait dix ans. Il y retourne au moins une fois par an.

« Je pense », déclare Mayer au sujet de la présente anthologie, « que ce projet a grandi en moi depuis de nombreuses années. Venise est vraiment une île extraordinaire, à tous les niveaux. Chaque fois que je m’y rends, j’ai l’impression de remonter le temps — la nuit, surtout. Dès dix heures et demie du soir, tous les touristes disparaissent. Il n’y a pas de voitures. On déambule dans les rues et on se sent entièrement seul. » Il y a toujours autre chose à explorer.

Le jeu de Mayer sur cet album — qui allie la transparence instrumentale à laquelle on aspire dans Bach à la sensualité expressive que l’on recherche dans le bel canto — semble refléter cette fascination. « Bach est ancré dans mon cœur et dans mon âme, parce que c’est avec la musique de Bach que j’ai été élevé », raconte Mayer. « Il est ma fondation. Il est tout pour moi. L’Italie, c’est autre chose. Même enfant, alors que j’apprenais à en aimer les gens, la nourriture, l’architecture et l’élégance vestimentaire, l’Italie m’avait toujours paru étrangère. Etrangère, donc intéressante. Et très séduisante. C’est toujours l’impression qu’elle me fait. »

Il découvrit le chant avant de découvrir l’Italie. « J’ai chanté toute ma vie », dit Mayer. Né en Franconie (il a vu le jour à Erlangen et a grandi non loin de là, à Bamberg), il prit ses premières leçons de chant lorsqu’il était enfant de chœur. Puis, ce furent des leçons de piano avec un professeur qui dans son souvenir était « ennuyeux ». Il avait beau aimer chanter, c’est seulement lorsqu’il découvrit le hautbois qu’il se mit à envisager de faire carrière dans la musique. « J’ai commencé le hautbois, dit-il, et je me suis épanoui comme une fleur. »

Bamberg regorgeait d’ensembles non-professionnels de haut niveau, constitués de musiciens qui non seulement jouaient pour leur plaisir mais recherchaient aussi des enthousiastes comme eux au-delà des frontières de l’Allemagne. Les hautboïstes étant connus pour être une denrée rare, Albrecht Mayer ne tarda pas à se faire un nom. « Tout le monde voulait de moi, raconte-t-il. J’ai commencé à partir en tournée à douze ans à peine. D’emblée j’ai commencé à gagner de l’argent. Un cachet de cinquante marks, ce n’était pas énorme, mais ça représentait plus que de l’argent de poche. On me considérait déjà plus ou moins comme un adulte. »

L’âge adulte vint vraiment lorsqu’il fut engagé à plein temps par l’éminent Orchestre Symphonique de Bamberg, puis ce fut la consécration professionnelle quand il intégra le prestigieux Philharmonique de Berlin. Dans un même temps, Albrecht Mayer continua de chanter dans des quatuors dont le répertoire allait des madrigaux de Lassus au jazz. Pendant une période, il étudia avec quelques-uns des chanteurs professionnels qu’il compte parmi ses amis et qui l’aida à débloquer un registre aigu prometteur. « Je jouais dans le Philharmonique de Berlin et en même temps j’étudiais le chant, se remémore Mayer. La tentation de devenir chanteur à part entière était très forte. Puis, un beau jour, j’ai réalisé qu’il fallait que je me décide en choisissant de chanter ou de me consacrer uniquement à mon hautbois. »

On sait de quel côté pencha la balance. Et cependant, il ne renonça jamais à l’idéal du chant. « Dans la musique, rien n’est plus élevé ou plus pur que le chant, dit-il. Elever un instrument au niveau d’un grand chanteur est ce que l’on peut réaliser de plus beau. » Cela est facilité lorsque l’instrument dont on joue transforme directement le souffle en son, comme le font tous les vents (contrairement aux cordes ou au piano, qui n’ont pas cette capacité).

« Les philosophes et même les autorités religieuses de toutes sortes de cultures ont toujours dit que le souffle est une émanation de l’âme, dit Mayer. En ce qui me concerne, mon aspiration suprême est de maîtriser entièrement ma respiration, de transmettre ce que j’ai dans l’âme à l’auditeur. Parfois, des gens m’avouent : « Jusqu’ici, je n’ai jamais aimé écouter du hautbois ; vous m’avez fait changer d’avis. » J’adore les entendre dire ça. Mais il ne s’agit jamais vraiment de l’instrument en tant que tel, plutôt de ce qu’il nous permet d’exprimer. »

Pendant une bonne partie du XXe siècle, les virtuoses charismatiques du violon, du violoncelle et du piano se tournaient vers le répertoire du XIXe pour y trouver des morceaux les mettant particulièrement en valeur. Pour les hautboïstes, cette période est moins abondante. « On répète qu’il n’existe aucun grand concerto romantique pour hautbois, remarque Albrecht Mayer. C’est vrai qu’il n’y a pas de concerto de Schumann, de Mendelssohn, ou de Brahms. Et pourtant, il y a pléthore d’œuvres assez bonnes pour être jouées, même au sein de la période romantique. Mais la meilleure époque pour le hautbois, et de loin, c’est l’ère baroque. »

Cet album illustre la grande efflorescence de la musique pour hautbois à Venise entre 1690 et 1710 environ, et contrairement au précédent CD de Mayer, il est consacré presque exclusivement à des pièces réellement composées pour le hautbois ou pour le hautbois d’amour, dont la tessiture est plus grave, plutôt qu’à des transcriptions de pages écrites au départ pour d’autres instruments.

Mesuré et élégant, le Concerto en ré mineur d’Alessandro Marcello compte parmi les premiers véritables concertos pour hautbois. Le Concerto en ut majeur virtuose d’Antonio Vivaldi est le plus éblouissant de son époque. (Mayer le trouve « échevelé et déchaîné ».) On peut entendre ces deux ouvrages ici, en plus de bijoux moins connus tirés des trésors vénitiens.

Se démarquant de la pratique habituelle, Mayer collabore ici non pas avec un orchestre complet mais avec des spécialistes du baroque — un par voix — réunis en une nouvelle formation baptisée le New Seasons Ensemble. Comme toujours, le continuo — la « cinquième voix » composite du Concerto a cinque (ou concerto à cinq voix) d’Albinoni — constitue un ensemble miniature au sein de l’ensemble, dans le cas présent une contrebasse, un théorbe alternant avec un luth et un clavecin alternant avec un orgue de chambre.

Comme on l’a mentionné plus haut, c’est Vivaldi qui lance au hautboïste son plus grand défi, ce qui n’est guère étonnant. En sa qualité de maestro di violino au Pio Ospedale della Pietà, Vivaldi exigeait le meilleur des enfants trouvées et des orphelines confiées aux soins de cette institution caritative. Grâce aux aptitudes de cantatrices, de violonistes, de flûtistes, de hautboïstes et de bassonistes dont faisaient preuve les plus douées d’entre elles sous la tutelle de Vivaldi, ces jeunes demoiselles étaient la coqueluche de la bonne société vénitienne. « Vivaldi était capable de leur faire subir les pires avanies, remarque Mayer, tout cela pour les contraindre à devenir les plus grandes virtuoses de leur époque »

Ce sont les partitions qui en apportent la preuve, notamment dans les longues et lentes mélodies typiques des mouvements centraux des concertos baroques. Contrairement à la plupart de ses contemporains, qui laissaient l’embellissement de la ligne à la discrétion, au bon goût et aux talents de l’interprète, Vivaldi rédigeait dans le moindre détail les ornements de son célèbre Concerto en ut majeur. Au nord des Alpes, son illustre confrère Johann Sebastian Bach en faisait autant, et on trouve sur cet album un exemple de ce dont le compositeur allemand était capable. Il existe une transcription de sa main pour le clavecin du Concerto pour hautbois en ré mineur de Marcello, avec de nouvelles tournures et de nouveaux ornements pleins d’audace qui pimentent le flux placide du second mouvement.

« Ce que Marcello a écrit était une cantilène soutenue, sur des notes longues et simples, dans le style de ses contemporains, dit Albrecht Mayer. Une telle écriture donne au soliste la liberté d’inventer. En fait, elle force le soliste à inventer » La propre facilité d’invention de Mayer est manifeste sur ce CD dans les concertos de Giovanni Platti, Antonio Lotti et Tomaso Albinoni. Mais pourquoi chercher à améliorer ce qui est déjà parfait ? Dans le Marcello, Mayer joue donc les ornementations mitonnées par Bach pour le clavecin.

« Les musiciens de l’ère baroque réfléchissaient de la même manière que les musiciens de jazz aujourd’hui, commente Albrecht Mayer. À partir d’une simple structure harmonique, on construit quelque chose d’individuel. Les concurrents de Bach laissaient la figuration aux interprètes. Mais personne ne surpassait Bach dans ce domaine. Quelle chance que dans le cas du Marcello, il ait transcrit ses improvisations ! »

Austin Baer (traduction David Ylla-Somers) - © Deutsche Grammophon (Tous droits réservés). Texte reproduit avec l'aimable autorisation d'Universal Classics.

Le site officiel d'Albrecht Mayer