Plutôt qu'un choix thématique, c'est cette semaine la Deutsche Grammophon Gesellschaft qui sera à l'honneur dans la Discothèque idéale. Le label, depuis des décennies, accumule les "stars" mais aussi un très grand nombre d'artistes tranquilles bien que de très grande qualité. Parmi ces artistes, le Quatuor Emerson, fondé en 1976 et toujours actif. Le célèbre ensemble n'a pratiquement jamais changé de musiciens, et a donc su se forger un son et une identité, aussi de par sa politique particulière consistant à alterner les deux violonistes entre premier et deuxième violon, de sorte qu’il n’y a jamais eu d’ « éternel second ». Grands défenseurs de la cause états-unienne, ils se devaient d’enregistrer la musique pour quatuor du plus grand compositeur du pays, Charles Ives, donc voici, enregistrés en 1990 et 91, les deux quatuors ainsi qu’une pièce individuelle, le diabolique scherzo Holding Your Own (que l’on pourrait traduire par « Ne cédez jamais », « Défendez vos droits », ou « Ne vous laissez pas marcher sur les pieds »). En complément de programme, le Quatuor Emerson nous donne le quatuor de Samuel Barber, duquel le compositeur a par la suite extrait le deuxième mouvement pour en faire le célébrissime Adagio pour cordes. Un enregistrement vraiment idéal. Non moins idéal est la vision de Kubelik de l'invraisemblable Messe glagolitique écrite par Janáček en 1927, quand il est enfin devenu célèbre - et septuagénaire. Rien n'est "normal" dans cette messe, ni le ton, ni l'orchestration, ni les enchaînements. Ni la qualité de l'enregistrement de Kubelik qui n'a pas pris une ride.

Ce ne sont pas les sonates pour violon et piano les plus célèbres du répertoire, mais lorsqu'elles sont jouées par Krystian Zimerman, elles gagnent en puissance ce qui leur fait défaut en termes de renommée. La Sonate de Richard Strauss, œuvre d'un jeune homme de 24 ans, sent encore "son" Brahms même si de nombreuses tournures straussiennes pointent déjà le bout de leur nez. Non moins brahmsienne est la sonate de Respighi, écrite en 1917 après le succès planétaire des Fontaines de Rome. Brahmsienne en effet car Respighi emprunte délibérément au dernier mouvement de la quatrième symphonie la forme en passacaille variée, et même l'architecture générale ainsi que quelques dessins rythmiques. Un véritable hommage donc. Et à tous seigneurs, tous honneurs, c'est avec deux titans que s'achève ce petit quatuor de disques hissés au Parnasse de la Discothèque idéale de Qobuz : Dietrich Fischer-Dieskau et Sviatoslav Richter dans les Mörike-Lieder de Hugo Wolf. Une musique qui exige des deux interprètes qu'ils évoluent sur un même plan, de sorte qu'il n'y a ni accompagnateur ni accompagné. Il fallait bien ces deux monuments pour savoir tenir leur place sans jamais empiéter sur celle de l'autre : interprétation vraiment idéale.

Le donne curiose, gravure du XVIIIe siècle

Cette semaine, la moitié du Quatuor Tetzlaff - le frère Christian au violon, la sœur Tanja au violoncelle, auxquels se joint le pianiste Lars Vogt - nous proposent les trois trios avec piano de Brahms, des ouvrages de la grande maturité. Y compris le premier qui, malgré son numéro d'opus riquiqui (op. 8) et la date de sa première conception (1854), a été réécrit par Brahms en 1889 : c'est donc bien une œuvre de l'ultime époque. Une belle contribution à la discographie de ce répertoire exigeant. Continuons avec Haendel et Nicola Francesco Haym, dont le nom est souvent associé à celui de Haendel au titre de librettiste (Giulio Cesare, Tamerlano et quelques autres). Pourtant la fonction première de Haym est celle de violoncelliste et compositeur. Voici donc quelques-unes de ses œuvres (en première discographique mondiale), mises en parallèle avec quelques autres de Haendel. De Haym l'on entendra des trios, de Haendel des transcriptions en trio à partir de duos d'opéras - ceux écrits avec Haym librettiste ! -, dans la plus pure tradition baroque du recyclage. Il est temps de rendre à Nicola Francesco ce qui est à Haym, à savoir la position non seulement de célèbre librettiste, mais aussi celle de compositeur à part entière.

Si la Symphonie domestique de Richard Strauss fait partie du répertoire de tous les grands orchestres et qu’elle est déjà disponible en mille versions discographiques depuis des décennies, il n’en est pas de même de Die Tageszeiten (« Les Heures du jour », en l’occurrence Matin, Repos méridien, Soir et enfin Nuit) de 1928, une sorte de symphonie chorale qui n’est pratiquement jamais donnée. C’est pourtant là le Strauss de la grande maturité, raffiné et majestueux, dans une écriture des plus rares et chères. Les oreilles fines y entendront parfois des accents qui ne sont pas sans rappeler l’ampleur des Quatre derniers Lieder. Marek Janowski, vieux routard de la scène internationale, dirige ici l’orchestre et le chœur de la Radio berlinoise. Et l'on refermera la boite à nouveautés hebdomadaires sur Goldoni tel que mis en musique par Ernanno Wolf-Ferrari, en l'occurrence avec son chef-d'œuvre d'insolence et de truculence qu'est Die neugierigen Frauen de 1903 (Le donne curiose, pour le titre italien lorsque l’ouvrage est donné en italien ; Les femmes curieuses, en bon français). L'ouvrage est ici enregistré dans l'allemand d'origine, puisqu'au même titre que la majorité des opéras de Wolf-Ferrari, il fut écrit en allemand pour le public allemand. Opéra italianisant de par la richesse mélodique, opéra allemand dans le foisonnement contrapuntique et la richesse harmonique, on ne s'étonnera pas que Wolf-Ferrari peine à trouver sa place dans un monde lyrique où l'on aime bien les catalogues bien fermés. Dommage, car au même titre que Maskerade de Nielsen que nous vous présentions la semaine passée, c'est là de la musique géniale et truculente.