A l'heure où les commémorations de la Grande Guerre se déploient sur tout notre territoire, la Cité de la musique, à Paris, se penche une nouvelle fois sur l'écho que cette immonde boucherie a suscité parmi les musiciens. Au cours de la deuxième partie du passionnant cycle Guerre et Paix, qui aura lieu du 9 au 17 novembre, c'est le simple soldat qui sera une des figures émergentes d'une programmation intelligente qui sait si bien tisser des liens entre les époques et les styles, en suscitant aussi commandes et créations (photo ci-dessus : Poilu de la guerre de 14 par Steinlen, collection particulière). C'est ainsi que la Cité présentera, pour la première fois en France, Le Soldat Inconnu de Georges Aperghis, une œuvre pour baryton et ensemble, inspirée d’un fragment de Kafka évoquant la construction de la tour de Babel et des guerres qui l’ont accompagnée. Avec ses quarts de tons, l’écriture musicale dense et tendue reflète l’absurdité de la guerre. La mise en miroir avec l'Histoire du soldat de Stravinsky sera sans doute saisissante, car ce seront deux modernités qui s'exprimeront à presque un siècle de distance (le 12 novembre). Le chef-d'œuvre commun de Stravinsky et Ramuz (photo ci-dessous) est né des contingences de la guerre. En ce début de 1918, les Ballets Russes cessent toute activité à cause du conflit qui s'éternise et qui ferme les frontières. Stravinsky est de retour en Suisse et vit une des époques les plus dures de son existence. Privé de ressources à la suite de la Révolution russe et de la guerre, abattu par des deuils successifs, il cherche une solution pour s'en sortir. Avec ses amis Ramuz et Ansermet, ils imaginent un petit spectacle ambulant qui pourrait tourner en roulotte dans toute la Suisse romande. Les décors sont demandés au grand peintre vaudois René Auberjonois que le compositeur russe apprécie beaucoup. Mais, l'argent manque en ce temps de disette, en particulier pour la culture qui passe au second plan. C'est finalement auprès d'un mécène qu'Ansermet trouvera les fonds. Chacun se met alors au travail. C'est dans un recueil de contes russes que Stravinsky trouve le sujet de ce Faust moderne qui emballe aussitôt Ramuz. Le sujet de ce soldat vendant son âme au diable est typiquement russe, mais la dimension humaine de ce déserteur est universelle. Après la rutilance orchestrale de l'Oiseau de feu et l'orchestre pléthorique du Sacre du printemps, Stravinsky, nécessité fait loi, fait dans le dépouillement avec 7 musiciens représentant toutes les familles instrumentales d'un orchestre, dans un style mélangeant la musique populaire au choral protestant, en passant par le tango et le jazz que son ami Ansermet avait rapporté de sa tournée aux Etats Unis avec les Ballets Russes, sous forme de précieuses galettes sonores tournant à 78 tours minute... La première de l'Histoire du soldat a été laborieusement préparée. Ansermet était allé chercher ses musiciens à Zurich, car l'Orchestre de la Suisse Romande n'existait pas encore. Ramuz s'était mis en quête des acteurs et c'est Stravinsky qui réalisa lui-même la mise en scène avec un talent consommé. Mais la grippe espagnole a déferlé sur toute l'Europe faisant 30 millions de morts et le projet de théâtre ambulant a été aussitôt abandonné. L'Histoire du soldat verra finalement le jour sur la scène du Théâtre Municipal de Lausanne, le 29 septembre 1918, sous la direction d'Ernest Ansermet (ci-dessous en bas de page : Ansermet par Picasso, 1917) devant un public hilare et dans une incompréhension générale. Ce spectacle gardera toujours une place à part dans le coeur du compositeur qui n'a jamais retrouvé, écrivait-il, un tel degré de qualité.

A la Cité de la Musique, c'est encore la figure du soldat-musicien qui sera évoquée (le 14 novembre) avec un concert d'instruments de fortune nés de l'imagination de ces compagnons d'infortune. Caisse à savons ou à munitions pour construire un violoncelle (visible au Musée de la musique), xylophones faits de bouteilles, casques transformés en mandoline, gourde et boîte de sardines formant un violon : tels étaient les instruments avec lesquels, bien souvent, les soldats de la Première Guerre mondiale tentaient de faire de la musique. Leurs chansons aussi étaient souvent bricolées, avec leurs propres paroles, collées sur des airs connus, issues des répertoires du cabaret, du caf’conc’, du music-hall, de vraies-fausses chansons traditionnelles ou hymnes guerriers. Serge Hureau et son équipe ont reproduit ces instruments et retrouvé ces répertoires pour leur rendre hommage dans le décor de camouflage qui s’impose.

Mais le mythe du soldat dans la guerre ne s'arrête pas à ses oeuvres et on pourrait multiplier les exemples avec le Cornet de Frank Martin, Hary Janos de Kodaly, Lieutenant Kijé de Prokofiev, Wozzeck de Berg en allant, bien sûr, jusqu'à cet opéra capital de la fin du XXe siècle, Die Soldaten (Les Soldats), que Bernd Alois Zimmermann écrivit en 1965.

Ces musiciens œuvrant pour la paix trouvent aujourd'hui une résonance particulière avec l'action de Daniel Barenboim et de son Orchestre du Divan occidental-oriental (West-Eastern Divan Orchestra) qui réunit chaque été environ 80 jeunes instrumentistes d'Israël, des États arabes voisins (Syrie, Liban, Égypte, Jordanie) et des Territoires palestiniens, qui viennent en Europe se former et jouer ensemble. Prochain rendez-vous le 4 avril 2015 à la Philharmonie de Berlin. Daniel Barenboim dirigera un programme cent pour cent français ; Debussy, Boulez et Ravel, de quoi faire taire tous ces contempteurs d'un pays soi-disant en déclin. Le problème est que notre pays ne s'aime plus, même avec deux Prix Nobel décernés la même semaine, l'ouverture de deux nouvelles salles de concert, l'inauguration de la Fondation Vuitton, installée dans un superbe édifice imaginé par Frank Gehry, un des architectes les plus inventifs et originaux de notre époque, sans parler de la réouverture tant attendue du Musée Picasso qui rassemble plus de 5000 oeuvres. La culture que nous aimons n'est donc pas morte et il y a lieu de s'en réjouir en ces temps de misérabilisme ambiant et de commémorations en tous genres.