Sinéad O’Connor, à fleur de peau

Son heure de gloire s’éloignait un peu plus chaque année mais Sinéad O’Connor restait une personnalité forte, charismatique et influente. Aussi, sa mort subite, le 26 juillet 2023, fait remonter à la surface le souvenir du succès planétaire de sa reprise du Nothing Compares 2 U de Prince au siècle dernier. Un sublime single virginal qui ne doit guère occulter le reste de la carrière de cette Dublinoise née en 1966 et qui passa sa vie à ne marcher dans aucune trace, à ne suivre aucune mode, à brandir la liberté en unique étendard. Et ce au prix d’incessantes luttes intérieures...

Sur les braises d’une jeunesse compliquée (très jeune, elle est violentée par sa mère), Sinéad O’Connor a rapidement scandé, crié et chanté sa singularité. Il suffit de la contempler – crâne rasé, hurlant et poings serrés – sur la pochette de The Lion and the Cobra, son premier album paru en novembre 1987 alors qu’elle n’a que 20 ans, pour le constater. Dans les oreilles, Sinéad O’Connor fait passer un alliage d’influences (Siouxsie, Kate Bush, Peter Gabriel, Dylan, Prince…) porté par des textes introspectifs au possible. Comme une thérapie personnelle qui s’accentue, trois ans plus tard, avec l’album de la consécration, I Do Not Want What I Haven’t Got, expédié au sommet des charts par Nothing Compares 2 U que Prince avait écrit pour ses protégés de The Family en 1985. Un titre aussi impressionnant que le reste de ce deuxième album de l’Irlandaise, superbe patchwork composé de ballades vaporeuses (la bien nommée Feels So Different) et new age (Three Babies), de chevauchés rock (The Emperor’s New Clothes), de beats rap world (I Am Stretched On Your Grave), de folk songs épurées (Black Boys On Mopeds) et de séquances a cappella extatique (I Do Not Want What I Haven’t Got). Tout cela chanté par l’une des plus belles voix de sa génération.

Am I Not Your Girl? (1992), Universal Mother (1994) et le EP Gospel Oak (1997) viennent compléter la décennie la plus foisonnante de leur autrice. Une décennie indissociable de déclarations, de prises de position et de prestations choc. Sinéad O’Connor déteste le Pape (personne n’a oublié son passage dans l’émission SNL en 1992 où, face caméra, elle déchire une photo de Jean-Paul II en hurlant « Fight the real enemy ! Combattez le véritable ennemi ! ») ainsi que le patriotisme américain (elle refuse de se produire dans une salle de concert ayant diffusé l’hymne américain). Enfin, elle ne cache jamais ses opinions politiques, soutenant régulièrement l’IRA et la cause palestinienne. Beaucoup ne goûtent guère ses multiples vagues et les années qui suivront seront bien plus complexes pour une artiste diagnostiquée bipolaire. Dépressions, tentatives de suicide, rejet total du star system, son nom n’apparait plus dans les journaux pour sa musique mais pour sa vie privée. Musique pourtant il y aura et Sinéad O’Connor enregistrera de nombreux albums : Faith and Courage (2000), Sean-nos Nua (2002), Throw Down Your Arms (2005), Theology (2007), How About I Be Me (And You Be You)? (2012) et I’m Not Bossy, I’m the Boss (2014).

Trois ans après ce dernier album, elle déclare sur Facebook vivre seule dans un motel du New Jersey. En 2021, elle publie ses mémoires, Rememberings, dans lesquelles elle évoque aussi bien sa carrière que sa jeunesse douloureuse et ses incessants problèmes mentaux. Dévastée par le suicide de Shane, son fils de 17 ans, en janvier 2022, Sinéad O’Connor avait été hospitalisée... Sa disparition incitera sans doute de nombreux mélomanes à réécouter ses disques et à constater ainsi que Nothing Compares 2 U cache une forêt de véritables pépites. Guère étonnant qu’au lendemain de sa mort, de nombreux artistes comme Massive Attack (elle est invité sur leur album 100th Window), Tori Amos, Tracey Thorn d’Everything But the Girl, Anohni, Michael Stipe de R.E.M., Janelle Monáe, Billy Corgan des Smashing Pumpkins, Margo Price, Jason Isbell et bien d’autres aient publiquement exprimé leur tristesse et, surtout, salué son immense talent.