Disparue le 16 juillet 2023, Jane Birkin laisse un riche héritage discographique. Entre les témoignages du couple fusionnel qu’elle formait avec Serge Gainsbourg, les albums de rupture et la période post-Gainsbourg, retour sur plus de cinquante ans de carrière d’une icône de la pop culture française.

Le 10 octobre 1963 est annoncée la mort d’Edith Piaf à l’âge de 47 ans. Sa dépouille est rapatriée depuis sa bastide de Grasse jusqu’à son domicile parisien, au 67 boulevard Lannes. Les admirateurs se pressent au pied de l’immeuble et il faut montrer patte blanche auprès des policiers en faction pour y pénétrer. Comme les autres habitants, les jeunes filles au pair qui peuplent le dernier étage doivent prouver leur identité pour accéder à leur chambre de bonne. Parmi elles se trouve une petite Anglaise de 16 ans que certains dans la foule confondent avec Françoise Hardy. C’est en réalité Jane Birkin, encore inconnue et de passage pour quelques mois à Paris afin de parfaire son français. Qui aurait pu prédire que, soixante ans plus tard, c’est elle qui, devenue une icône à son tour, bouleversera tristement la vie de son quartier ?

L’énorme émotion suscitée par la mort de Jane Birkin le 16 juillet 2023 prouve au moins une chose : elle a joué un rôle bien plus important dans le cœur des Français que celui qu’on a bien voulu lui prêter, à savoir la muse évaporée d’un créateur mâle. Elle était même exactement l’inverse. Jane Birkin, c’était cet être surhumain qui a embrassé toutes les causes et qui s’est lancée à corps perdu dans la comédie, la réalisation et l’écriture. A l’image des logorrhées dont elle était capable lors de ses interviews, rien ne l’arrêtait. C’est naturellement dans la chanson qu’on la connaissait le mieux, en particulier grâce au couple qu’elle formait, à la ville et en studio, avec Serge Gainsbourg. Durant cette période allant de la fin des années 1960 jusqu’en 1978 et le magnifique album Ex-Fan des sixties, ils ont formé un tandem fusionnel qui a redéfini la relation entre un Pygmalion et sa « création ». Si l’obsession pour la musique classique, les idées fixes littéraires, ainsi que l’humour noir sont a priori la chasse gardée de Gainsbourg, beaucoup d’autres caractéristiques du duo sont indéniablement le fruit d’une symbiose entre les deux artistes.

Un couple iconique

Lorsque Jane Birkin décide de quitter Londres en 1967 pour tenter sa chance comme actrice à Paris, elle a un CV encore maigre mais relativement prestigieux. Elle est l’une des incarnations du Swinging London qui embrase alors l’Angleterre et peut se targuer de participations remarquées dans The Knack de Richard Lester et surtout Blow-Up de Michelangelo Antonioni. C’est sur le tournage de son premier film français (Slogan de Pierre Grimblat, 1968) qu’elle rencontre Gainsbourg. Très vite, ils deviennent un couple iconique qui symbolise l’air du temps et un tandem musical adulé à la fois par le public et la critique. Birkin personnifie avant tout la liberté et en particulier la liberté sexuelle. Outre le célébrissime Je t’aime moi non plus, de nombreuses chansons abordent le sujet, sous des angles variés et une forme souvent audacieuse : avec ses airs de garçon manqué qui font frémir les diktats du genre (Di Doo Dah), elle assume ses fantasmes même s’ils ne sont pas très orthodoxes (Help camionneur), rêve de s’embarquer en mer pour prodiguer de l’affection aux marins (Banana Boat) et enfourche une Kawasaki qui a des faux airs de Harley Davidson.

Comme une ombre au tableau de cet imaginaire sexuel débridé, à force de susciter le désir, « Jane » est en proie à des crises paranoïaques en pleine rue dans Encore lui, où elle se sent suivie par un homme. Réinventée quelques années plus tard par Philippe Katerine dans Le 20-04-2005, cette chanson évoque la face sombre de la persona Birkin, entre névrose et mélancolie. Elle est décrite comme suicidaire dans l’étonnant Le canari est sur le balcon et cafardeuse dans Dépressive, qui commence comme une sonate à la manière de Beethoven pour finir en messe pop façon Hair. Et elle chante le spleen comme personne dans ce petit bijou intitulé L’Aquaboniste, qui s’inspire du Jeune Homme triste créé par Yvette Guilbert et écrit par l’académicien Maurice Donnay en 1893. Mais comme pour complexifier le personnage et enrichir sa palette émotionnelle, elle est aussi capable de désinvolture et de fantaisie, soufflant dans des Capotes anglaises pour en faire des ballons de baudruche et chantant l’insouciance et l’euphorie de l’entre-deux-guerres dans 18-39.

Son accent à couper au couteau – bourré de fautes de français et imité plus souvent qu’à son tour – a grandement fait pencher la balance du côté de la légèreté et a participé à la rendre sympathique aux yeux du public. L’aspect anglophone de sa personnalité contribuera non seulement à son succès personnel mais aussi à la modernisation d’une chanson française parfois sclérosée dans ses traditions et désireuse de prendre en marche le train de la pop music. Dans les chansons de Jane Birkin, on ne compte pas les mots anglais qui claquent ou les références élégantes à la culture anglophone : French Graffiti, La Baigneuse de Brighton, Ex-Fan des sixties, Rocking Chair. Et dans les années 1980 : Baby Alone in Babylone, Overseas Telegram. Sans parler des reprises pop de Cole Porter dans l’album Lolita Go Home, entièrement chantées en VO.

Une place à part dans la pop culture française

Et dans le chapitre des subtilités de la langue française difficilement surmontables pour une non-francophone, citons les tendances gentiment sadiques de Gainsbourg consistant à lui faire chanter des textes remplis d’allitérations : Exercice en forme de z, Classée x. Dans la période post-Gainsbourg, elle a publié en 2006 un album interprété quasiment entièrement en anglais, intitulé Fictions. Ponctuellement au cours de sa carrière, elle a voulu renouer avec ses racines anglaises. Au cinéma, on se souvient de sa participation à des adaptations d’Agatha Christie (Death on the Nile et Evil Under the Sun), où elle était entourée d’une famille prestigieuse d’acteurs anglophones. Mais c’est dans la pop culture française qu’elle a trouvé sa place, comme l’atteste sa participation pétillante et régulière aux shows télévisés populaires des Carpentier dans les années 1970, mais aussi à des comédies burlesques de Claude Zidi avec Pierre Richard à la même époque.

La jeune immigrée aux grands yeux naïfs aurait pu devenir une proie facile, mais dans une poignée de chansons, Gainsbourg en fait au contraire une Lolita détruisant les hommes qu’elle croise… avant de mourir finalement à son tour dans ce morceau emblématique qu’est Jane B, en 1969. Pourvue d’une voix diaphane d’enfant de chœur androgyne, elle incarne – avec quelques années de trop – une de ces Lolita telles que Vladimir Nabokov les décrit dans son roman, à savoir « des pucelles, âgées au minimum de neuf et au maximum de quatorze ans, qui révèlent à certains voyageurs ensorcelés, comptant le double de leur âge et même bien davantage, leur nature véritable, laquelle n’est pas humaine mais nymphique, c’est-à-dire démoniaque ». Sur le Prélude n°4, opus 28 de Chopin, Jane B reprend le principe d’un poème figurant dans le roman Lolita. Et comme chez Nabokov, Gainsbourg finit par faire mourir son héroïne à travers une image très rimbaldienne (« Tu dors au bord du chemin / Une fleur de sang à la main »). Et en 1990, à l’âge de 43 ans, dans une des dernières chansons que Gainsbourg a écrites pour elle, Birkin porte un regard attendri sur le personnage de Lolita qu’il lui est arrivé d’incarner vingt ans auparavant (Love Fifteen).

Dans les années 1980, Jane Birkin et Serge Gainsbourg sont désormais séparés, mais ils poursuivent leur collaboration artistique à l’occasion de trois albums impeccables qui subliment leur rupture sentimentale. Si les synthétiseurs et les rythmiques 80′s viennent s’immiscer dans les créations du tandem, les paroles de Gainsbourg conservent leur beauté intemporelle. Elle avec son interprétation à vif, lui avec ses textes raffinés, le duo évoque la peine amoureuse en esquivant tous les clichés dans lesquels la chanson aime parfois se compromettre. Dans ces petits chefs-d’œuvre, la passion qui s’éteint passe par différents états, depuis la rancœur jusqu’à l’angoisse, en passant par l’amertume et la souffrance. Citons Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve dans Baby Alone in Babylone en 1983, Une Chose entre autres dans Lost Song en 1987, Amour des feintes dans l’album du même nom de 1990, ou encore le single Quoi ?, grand classique de la chanson de rupture (et adaptation française du générique d’un feuilleton italien intitulé Cinecitta). La symbiose entre les deux artistes est plus que jamais (paradoxalement) évidente. C’est également à cette période, à 40 ans, qu’elle décide de monter sur scène pour la première fois, au Bataclan.

La période post-Gainsbourg

Après la mort de Serge Gainsbourg en 1991, Jane Birkin devient une sorte d’ambassadrice de l’œuvre de l’homme à la tête de chou. Sur scène du moins, car dans ses albums studio, elle s’en émancipe un peu. Après un disque de reprises en forme d’hommage en 1996 (Version Jane), elle se réinvente totalement. Au lieu de se lancer dans la recherche – forcément vouée à l’échec – de celui qui pourra remplacer Gainsbourg, elle se crée une immense famille de compositeurs, arrangeurs, paroliers et chanteurs avec lesquels elle publie des disques qui assument cette hétérogénéité. Citons Alain Souchon, Miossec ou Marc Lavoine dans A la légère, Brian Ferry, Mickey 3D ou Caetano Veloso dans Rendez-vous en 2004, The Divine Comedy et Kate Bush dans Fictions en 2006. Dans ses derniers albums, elle s’essaie à l’écriture de paroles (Enfants d’hiver en 2008 et Oh ! Pardon tu dormais, produit par Etienne Daho en 2020). Dans cet ultime disque, elle semble vouloir ressusciter les fantômes qui peuplent sa vie, dans un esprit mi-cathartique, mi-impudique. Mention spéciale à Cigarettes, qui évoque de manière explicite la mort de sa fille Kate Barry en 2013. Le climat de la chanson est celui d’un roman noir rétro, sur une étrange pompe jouée par un piano bastringue à la Kurt Weil. On retrouve également la folie douce de la chanteuse dans des morceaux plus légers, tels que Jeux interdits, où elle se remémore l’obsession de ses filles devant le célèbre film de René Clément.

Elle ne reviendra chez Gainsbourg qu’à deux occasions : pour l’album live Arabesque en 2002, et pour Birkin/Gainsbourg : le symphonique en 2017. Mais on ne compte pas ses reprises scéniques, ainsi que sa participation à des albums de confrères souhaitant rendre hommage à Gainsbourg (Les Dessous chics dans Daho Pleyel Paris en 2009). S’il y a clairement un avant et un après Gainsbourg dans la carrière musicale de Jane Birkin, celle-ci a toujours conservé la même ligne de conduite dans ses choix artistiques et son interprétation, ce mélange parfois improbable mais toujours élégant de spontanéité et de noirceur, de fantaisie et de sensibilité à fleur de peau.