Avant de s’éteindre à 56 ans le 5 janvier 1979 à Cuernavaca au Mexique, le génial contrebassiste et compositeur Charles Mingus a eu le temps de publier une dernière salve de chefs-d’œuvre regroupés aujourd’hui sous forme de coffret par le label Atlantic.

Après une “décennie prodigieuse” qui, de Pithecanthropus Erectus en 1956 à Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus en 1964, l’a vu accumuler les enregistrements historiques en développant une musique profondément personnelle articulant la tradition sous toutes ses formes (le blues et le gospel des origines, les jungles ellingtoniennes, le bebop de Charlie Parker) avec l’esprit insurrectionnel du free-jazz le plus politique, Charles Mingus, suite à la disparition tragique de son alter ego Eric Dolphy en 1964, allait connaître à la fin des années 60/début des années 70 une longue période d’errance personnelle et de flottement artistique que de nombreux amateurs craignirent définitive. C’était sans compter avec l’extraordinaire puissance de vie de ce musicien hors norme qui, progressivement, va à la fois réactiver son inspiration en intégrant de nouveaux partenaires issus de la jeune génération, et (re)trouver avec Atlantic une maison de disques digne de sa renommée pour accompagner son inespéré rebond créatif.

Cette ultime période, inaugurée en octobre 1973 avec l’enregistrement de l’album Mingus Moves, ne dura que quelques années, Mingus découvrant dès 1977 qu’il souffre de la terrible maladie de Charcot qui, en quelques mois, allait le priver de son autonomie pour finalement l’emporter aux premières heures de 1979. Parmi les sept albums que Mingus aura eu le temps d’enregistrer dans ce court intervalle, Changes One et Changes Two, issus de la même séance du 30 décembre 1974, sont depuis longtemps entrés en bonne place dans la saga mingusienne, considérés au moment de leur parution comme des preuves de la renaissance du contrebassiste et considérés depuis comme ses derniers grands chefs-d’œuvre. A la tête d’un nouveau quintet mêlant à son vieux complice le batteur Dannie Richmond de jeunes musiciens talentueux et encore méconnus – George Adams au saxophone ténor, Jack Walrath à la trompette et Don Pullen au piano –, Mingus y revisite avec ce mélange si singulier de véhémence et de tendresse quelques-uns de ses thèmes fétiches (Duke Ellington’s Sound of Love, Orange Was the Color of her Dress, Then Silk Blue) sans oublier de proposer de nouvelles compositions en relation directe avec l’actualité politique et raciale la plus brûlante (Remember Rockfeller at Attica) – signant deux disques majeurs du jazz des années 70.

Mais cette réussite majeure ne saurait éclipser la qualité des autres œuvres de ce corpus beaucoup moins hétéroclite qu’on a pu en juger jusque-là. Et c’est la vertu principale de ce coffret que de renouveler notre écoute quelque cinquante ans après l’enregistrement de ces disques. Comment résister en effet dans Three or Four Shades of Blue (paru en 1977) aux sublimes relectures de ces grands classiques du répertoire mingusien que sont Goodbye Pork Pie Hat et Better Get in Your Soul, mettant admirablement en valeur les styles complémentaires des guitaristes Larry Coryell et Philip Catherine ? Comment ne pas réhabiliter sans réserve les longues suites luxuriantes réunies dans l’album Cumbia & Jazz Fusion pour les placer illico parmi les plus belles réussites orchestrales du Mingus compositeur, quelque part entre Ellington et Nino Rota ?

CHARLES MINGUS interview - "I don't tell 'em how to play"

Zvonimir Bucevic

Comment balayer d’un revers de main les deux ultimes albums du musicien, Me, Myself an Eye et Something Like a Bird, sous prétexte que, cloué dans un fauteuil roulant, il n’y tient pas la partie de contrebasse et se contente de superviser les séances ? Mêlant reprises et compositions inédites, Mingus, en dramaturge omniscient, met en scène en un kaléidoscope orchestral flamboyant la quintessence de son art poétique, signant, entre tradition et modernité, une musique plus que jamais à son image, débordante de vie et de contradictions fécondes, passant dans l’instant de la colère à la tendresse, de l’introspection à l’insurrection, sans jamais s’abandonner à la sensiblerie ou à la démagogie.

On ne saurait oublier, pour finir d’évoquer les derniers feux de ce génie, l’album Mingus que la chanteuse Joni Mitchell conçut en sa compagnie dans une relation d’amitié et de respect mutuel, et dont la parution quelques mois seulement après sa disparition vint, comme une sorte d’épitaphe, clore l’odyssée discographique d’un des plus grands musiciens du siècle.