La musique baroque a de multiples facettes, en particulier lorsqu’elle est interprétée à la guitare. Dans cet entretien exclusif, le jeune talent Raphaël Feuillâtre, qui vient de sortir son premier album chez Deutsche Grammophon, « Visages baroques », nous parle de son début de carrière et des infinies possibilités de son instrument.

Prélude de Bach, Quatre Saisons de Vivaldi ou opéras de Rameau… Il y a mille portes d’entrée dans la musique baroque et pourtant, quelques instruments y sont davantage célébrés que les autres. La guitare appartient, à tort ou à raison, à la seconde catégorie, un peu délaissée – au moins sur le plan du répertoire – par rapport au clavecin ou au quatuor à cordes par exemple.

Raphaël Feuillâtre, tout juste 26 ans, né à Djibouti et qui a grandi en France, s’est enthousiasmé très tôt pour la guitare, jusqu’à intégrer le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Sa trajectoire prend un tournant majeur en 2018, lorsqu’il remporte le prestigieux concours Guitar Fondation of America à Louisville (Kentucky) puis entame une tournée en Amérique du Nord et du Sud. Aujourd’hui, il présente Visages baroques, son premier album chez le mythique label Deutsche Grammophon.

Qu’est-ce que cela fait de signer avec un des labels classiques les plus anciens et les plus connus, Deutsche Grammophon ?

C’est clairement une étape incroyable dans ma carrière. Cela fait deux ans que nous travaillons ensemble, et au début, je n’arrivais pas à y croire. En ce moment, je suis le seul guitariste sous ce label, et je ne m’y attendais pas du tout ! J’ai été très bien accueilli et depuis, on a noué des liens très forts. Je me sens à l’aise dans la famille Deutsche Grammophon, ils soutiennent mon projet sous tous ses aspects et m’aident à aller plus loin.

Comment s’est passé le premier contact ?

Ils sont passés par Facebook, et pendant quelques mois, je n’ai pas vu leur message qui avait atterri dans mes spams ! Je n’avais pas encore de site web à l’époque, et il n’y avait quasiment aucune possibilité de me contacter. J’aurais pu le rater ! Bien sûr, quand j’ai découvert le message, j’ai répondu aussitôt. Au début, j’ai pensé que c’était une erreur, ou une blague. (Rire.) Mais après les premiers échanges, j’ai compris que c’était tout à fait sérieux.

Comment vous êtes-vous pris de passion pour la guitare ?

Je crois que j’ai aimé la guitare dès le berceau. À 6 ans, je voulais absolument une guitare. Je ne sais pas si j’avais vu ou entendu quelqu’un en jouer, mais en tout cas, je voulais une guitare, et j’en ai reçu une en jouet pour Noël. J’en jouais tout le temps, je rêvais vraiment de devenir guitariste. Finalement, alors que j’avais 9 ans, mes parents ont décidé de m’inscrire dans un conservatoire, et c’est là que j’ai découvert la guitare classique. Je suis tout de suite tombé amoureux de l’instrument, de sa sonorité, du répertoire…

© Stefan Höderath

Diriez-vous qu’en musique classique, la guitare n’est pas traitée comme les autres instruments, le piano ou le violon par exemple ?

Oui, je pense qu’elle a toujours été un peu négligée. Probablement à cause des compositeurs, puisqu’ils ne sont pas si nombreux à avoir écrit pour l’instrument. Mais en définitive, je pense que c’est un instrument classique tout à fait « normal », ou au moins qu’il pourrait l’être. Ce qu’il y a de merveilleux avec cet instrument, c’est qu’il ouvre sur tout un éventail de répertoires : on joue de la musique sud-américaine, de la musique espagnole, du romantique, du baroque, du classique… La guitare est bien plus polyvalente que le piano ! Malheureusement bien sûr, quand il s’agit de Beethoven, Mozart ou Schumann, le répertoire n’est pas aussi vaste…

Comme le suggère son titre, ce nouvel album offre une sélection de pièces baroques très belle et très variée. Quels sont les visages de la musique baroque pour vous ?

L’album regroupe les trois principaux types de musique baroque : italienne, allemande et française, avec le concerto, la partita et le répertoire français. C’est ce qu’on appelle les « pièces de genre ». Et les arrangements font paraître chaque œuvre sous un certain visage, sous certains aspects, qui montrent tout l’intérêt et la diversité des différentes facettes de la guitare, et ce que l’instrument peut apporter à chaque pièce. J’essaie toujours de sélectionner des pièces intéressantes à arranger.

Une grande part du programme est de Bach. A-t-il eu un rôle important dans votre parcours musical ?

Oui bien sûr, je joue du Bach, j’en joue depuis que je suis petit, mais ce n’est pas le compositeur que j’ai le plus exploré. C’est peut-être celui que j’écoute le plus, mais je ne l’ai pas interprété tant que ça. En revanche, j’avais la Partita en tête depuis très longtemps et je tenais absolument à l’enregistrer, elle avait donc sa place réservée sur ce premier album !

La guitare est bien plus polyvalente que le piano

Quelle était la ligne directrice derrière ce programme ?

Je voulais quelque chose de varié. Donc j’ai essayé de choisir des pièces de caractères différents, certaines plus lentes, d’autres plus rapides, et bien sûr, il fallait qu’elles fonctionnent bien à la guitare. Le choix des pièces se fait surtout en écoutant de la musique et en la transposant sur mon instrument. D’abord, je mets la main sur la partition, puis je la teste à la guitare, et quand je sens qu’elle va bien sonner, je passe à la transcription. Donc en général, c’est un processus très long. Il faut avoir du temps et être très précis dans la sélection.

Plusieurs pièces de l’album n’ont pas été écrites pour la guitare mais arrangées, par vos professeurs ou par vous-même. En quoi ces arrangements modifient-ils l’œuvre ?

Je dirais que c’est un peu différent pour chaque œuvre. Prenons Les Barricades mystérieuses de Couperin (la pièce n’est pas sur mon album, mais je l’aime beaucoup), la guitare y sonne plutôt comme un luth. C’est si beau, avec tous ces arpèges. Mais dans Médée de Jacques Duphly, la guitare évoque davantage le clavecin. Avec moins de puissance et un peu plus de légèreté évidemment, mais cela lui donne aussi plus de couleurs et de flexibilité en général. Les possibilités sont immenses, et la guitare apporte quelque chose de spécial à chaque pièce. Même si arranger prend énormément de temps, j’adore ça, et ça me donne la liberté d’adapter individuellement l’essence de chaque pièce à mon instrument.

Y a-t-il des musiciennes et musiciens qui vous inspirent en particulier ?

C’est très difficile à dire… Bien sûr, j’écoute les enregistrements de tout un tas d’autres guitaristes, et en général, j’écoute beaucoup de musique. Tous ces interprètes sont sans doute une source d’inspiration pour moi, mais j’essaie vraiment de ne pas me laisser influencer par quelqu’un en particulier. Quand j’écoute le Prélude, par exemple, je l’écoute dans beaucoup de versions, pas une seule ; sinon, j’aurais sûrement la tentation de m’approcher de cette version-là, et ce n’est pas ce que je veux. Pour finir, je m’efforce d’oublier le tout et de construire ma propre version.

Quels sont vos projets pour les mois à venir ?

Je pars deux mois en tournée aux États-Unis – tout un événement ! C’est pendant cette tournée que mon album va être publié. J’ai vraiment hâte d’y être, et plein d’autres projets formidables suivront. Je travaille aussi en ce moment à un projet de trio avec Lucie Horsch à la flûte à bec et Emmy Storms au violon. Et peut-être aussi avec William Sabatier au bandonéon… Oui, j’ai beaucoup d’idées en tête. Mais il ne faut pas que j’en dise trop !

Entretien réalisé par Lena Germann le 20 février 2023