Trente-cinq ans après, Qobuz revient sur l’âge d’or des Pixies, lancé en mars 1988 avec la sortie de leur premier album, “Surfer Rosa”, paru sur le label 4AD, qui révolutionne le rock et ouvre la porte à Nirvana.

« Nous étions tellement influencés par les Pixies que ça en devenait ridicule. On leur prenait tout. Le dynamisme, les accords, les tics de composition, cette façon de jouer doucement puis très fort. En fait, j’aurais dû monter un groupe de reprises des Pixies, ça m’aurait suffi… » Kurt Cobain a toujours eu le mérite de ne jamais cacher l’évidente filiation entre le gang de Charles Thompson IV, alias Black Francis/Frank Black, et son groupe Nirvana. Trente ans après leur naissance à Boston, les Pixies ne baissent pas la garde, enchaînent les albums (le dernier, Doggerel, est sorti en octobre 2022) et les concerts. Leur âge d’or a duré cinq ans : entre 1987 et 1991, ils gravent dans la cire, pour le label britannique 4AD, Surfer Rosa, Doolittle, Bossanova et Trompe le monde. Quatre opus novateurs, avec des morceaux qui portent leur marque de fabrique « lent/rapide/lent/rapide » et font figure d’ovnis dans le paysage du rock indé américain de l’époque. Et même du rock tout court ! Des Pixies sans doute trop étranges et décalés pour leurs concitoyens, et c’est finalement l’Europe qui leur offre le succès.

Au milieu des années 80, lorsque Black Francis (pseudo que son père avait gardé sous le coude en cas de second fils) décide de monter son groupe, il passe une annonce plutôt explicite : « Recherche musiciens fans de Peter, Paul & Mary et d’Hüsker Dü. » Surfant sur une droite instable reliant le punk-rock le plus sauvage et déstructuré et la pop la plus jouissive (ils sont aussi fanatiques des Beach Boys de Brian Wilson que des Cars de Ric Ocasek), la formation de Boston qui réunit à ses côtés Kim Deal à la basse (et parfois au micro), Joey Santiago à la guitare et David Lovering à la batterie, déstabilise par ses changements de rythme et ses bizarreries dissonantes. Les Pixies sont surtout quatre personnalités bien distinctes et non quatre amis partageant les mêmes valeurs. Une singularité à l’origine de leur efficacité mais aussi des dissensions qui surgiront assez vite.

Pixies - Monkey Gone To Heaven (Official Video)

4AD

L’étrangeté est la première sensation qui prévaut lorsque les Pixies sortent de terre. L’iconographie et l’identité visuelle les positionnent en dehors des canons du rock’n’roll. L’homme derrière cette création ? Vaughan Oliver. Le graphiste de 4AD travaille étroitement avec Black Francis à façonner cet univers. « Nous avons créé une image pour un groupe qui n’en avait pas, et que personne n’avait encore vu », expliquait-il dans une interview accordée au mensuel Uncut en 2016. « Mon subconscient et celui de Charles se sont rencontrés assez facilement. On a parlé de films. On était très fans de David Lynch. Ça ressemblait à un projet personnel. » Le photographe Simon Larbalestier œuvre également sur toutes les pochettes des albums 4AD des Pixies, mêlant sexe, humour, ésotérisme, noirceur, science-fiction, violence, vaudou et mort. Une imagerie qui marche sur les brisées du malaise provoqué par les œuvres de Joel-Peter Witkin ou d’Eraserhead, le premier film devenu culte de Lynch. Voire du mythique court-métrage de 1929 réalisé par Luis Buñuel et écrit par Salvador Dali, Un Chien andalou, dont Black Francis hurle le titre sur le tubesque Debaser : « Don’t know about you, but I am un chien andalusia. »

Pixies les années 4AD

1990 – 1991

Si Vaughan Oliver tombe instantanément amoureux du groupe, Ivo Watts-Russell, patron du label 4AD qui révéla notamment les Cocteau Twins, Dead Can Dance et This Mortal Coil, est plus réticent à l’écoute des démos de ces Pixies qui ont trouvé leur nom au hasard des pages d’un dictionnaire. Sur l’insistance de sa copine, le Britannique les signe et publie, à cinq mois d’intervalle, l’EP Come On Pilgrim (octobre 1987) et l’album Surfer Rosa (mars 1988), produit par Steve Albini. Deux brûlots passant tout à la moulinette de leur génie : surf music, pop bubble-gum, rock arty, rockabilly, post-punk anguleux… Les grands écarts sont plus fous les uns que les autres. La guitare de Santiago est ivre d’électrochocs, la basse de Deal rebondit contre les murs et Black Francis éructe des histoires improbables évoquant aussi bien les extraterrestres que la science-fiction, les violences domestiques, le sexe ou les dérapages de la religion.

Pixies - Debaser (Official Video)

4AD

L’année suivante, les fans des Pixies découvrent avec Doolittle un disque plus léché, moins rugueux mais pas plus sage, piloté derrière la console par le Britannique Gil Norton, qui n’avait alors travaillé qu’avec China Crisis, Echo & The Bunnymen, les Triffids et les Throwing Muses. L’intro coup de poing Debaser, la nonchalance béate d’I Bleed, la surf pop illuminée de Monkey Gone to Heaven, le gag La La Love YouDoolittle recèle mille trésors, déroutants, envoûtants, surprenants (tout ce qui se passe dans les seules deux minutes de Waves of Mutilation est hallucinant), sans jamais ressembler au reste de la production du moment. Cette fusion entre punk, surf et pop atteint ici son sommet. On comprend mieux où Pavement et surtout Nirvana ont puisé leur inspiration… Côté textes, là non plus, Black Francis ne marche pas dans les clous. « On demandait à Samuel Beckett la signification de ses pièces et il répondait toujours : elles ne veulent strictement rien dire. Evidemment qu’elles voulaient dire quelque chose, mais je l’adore pour sa réponse. »

Malgré l’euphorie du succès critique et public de ces débuts pétaradants, les tensions entre Black Francis et Kim Deal sont exacerbées durant la tournée mondiale harassante entreprise par les Bostoniens. Le chanteur, qui déteste l’avion, roule en van à travers les États-Unis, fait quelques escales pour se produire en solo et accumule ainsi du cash pour meubler son nouvel appartement de Los Angeles, où il s’est installé. De son côté, Kim Deal lance les Breeders avec Tanya Donelly, guitariste des Throwing Muses, Josephine Wiggs, bassiste de Perfect Disaster, et Shannon Doughty, batteur de Slint. Ce nouveau groupe est plus qu’une simple parenthèse récréative puisqu’un album, Pod, produit lui aussi par Albini, paraît en mai 1990 sur 4AD et ramasse les lauriers de la critique. Assez pour attiser la jalousie de Charles Thompson IV.

Trois mois après ce premier Breeders, les Pixies sortent leur troisième album studio, Bossanova. Norton est toujours derrière la console et l’amour de la surf music est à nouveau revendiqué dès le Cecilia Ann d’ouverture, une reprise d’un obscur instrumental 60′s des non moins obscurs Surftones. La passion de Black Francis pour la SF et les petits hommes verts est également au cœur des chansons du disque. Chansons souvent écrites cinq minutes avant d’être enregistrées « sur un bout de nappe en papier de resto », précise leur auteur. Dans les oreilles pourtant, le résultat reste toujours aussi singulier et captivant à l’image des singles Velouria et Dig for Fire ou des compositions plus laid back comme Ana.

Pixies - Here Comes Your Man (Official Video)

4AD

Les Pixies bouclent ce court âge d’or avec un quatrième album qui les ramène vers le son punk de leurs débuts. Publié en septembre 1991, Trompe le monde demeure un testament surpuissant de cette première ère. Avec le tsunami Planet of Sound, la recette lent/rapide/lent/rapide fait un retour en force. Et en reprenant le dantesque Head On de Jesus & Mary Chain, Black Francis fait à nouveau allégeance au Dieu électricité. Evidemment, il est désormais quasiment seul maître à bord, chacun enregistrant sa partie dans son coin. Même Kim Deal ne signe plus une seule chanson. La bassiste a de plus en plus la tête à ses Breeders, qui feront sauter la banque deux ans plus tard avec le tube Cannonball. Cette année-là, Charles Thompson IV livre son premier album solo, sur 4AD, sobrement baptisé Frank Black. Il est temps pour le groupe de jeter l’éponge. Il faudra attendre onze ans avant que ces quatre-là ne remontent sur la même scène. Chose faite le 13 avril 2004 au Fine Line Music Cafe de Minneapolis pour le début de la seconde vie des Pixies