Au milieu des 90’s, alors que le hip-hop vit son âge d’or, la soul entame aussi sa révolution. Avec Erykah Badu, D’Angelo, Jill Scott et quelques autres, le genre retrouve la classe, la sobriété et le raffinement qui animaient les albums de Marvin Gaye, Curtis Mayfield ou Roberta Flack. Après les années de règne du R&B sirupeux ultra-commercial, la nu soul, nettement plus underground, ravive la flame de la soul originelle, dans ses arrangements comme dans ses textes. Un mouvement bref mais hautement influent.

D'Angelo – Brown Sugar (1995)

Dès son premier album qui sort à l'été 1995, Michael D'Angelo Archer est acclamé comme un sauveur, pour ne pas dire un messie de la soul moderne. Les fans du genre, abreuvés de productions trop commerciales et trop sucrées, avaient sombré dans un diabète chronique que Brown Sugar va éradiquer en 53 minutes montre en main. Avec ce disque langoureux, le Sudiste né en Virginie en 1974 rappelle les règles de bases de la soul music, la vraie. D’Angelo est l’architecte du raffinement soul hérité des 70's, l’alchimiste du groove des paradis artificiels et, en fan de hip-hop, le prêcheur du beat roi. Lover redoutable sur les ballades, embrouilleur gouailleur sur les titres uptempo, il fait de Brown Sugar l’électrochoc que la soul attendait depuis plus d’une décennie. En bon héritier de Prince, il touche évidemment à tout. Production, claviers, basse, batterie, guitare et saxophone, il est partout ; même si quelques pointures comme Ali Shaheed Muhammed d'A Tribe Called Quest, Raphael Saadiq ou le producteur Bob Power l’épaulent occasionnellement. Geek de matos vintage, il a également sorti son Wurlitzer, son orgue Hammond et son Fender Rhodes. Et pour mieux souligner son amour des good old days, D’Angelo a glissé au cœur de son album une reprise goûtue du Cruisin' de Smokey Robinson (1979). Aucun doute, Brown Sugar est bien l’acte de naissance de la saga nu soul.

Maxwell – Maxwell's Urban Hang Suite (1996)

Avec D’Angelo, Gerald Maxwell Rivera alias Maxwell tout court reste le grand libérateur de la soul des 90’s. Alors que l’OD de saccharose pollue la majorité des productions mainstream, le multi-instrumentiste de Brooklyn, mi-haïtien, mi-portoricain, concocte une version moderne des préceptes de ses maîtres Marvin Gaye, Al Green, Herbie Hancock (période fusion) et Prince. La spiritualité qui habite sa Maxwell's Urban Hang Suite le lie à vie à son idole Marvin. Le grand Leon Ware, qui a produit l’auteur de What’s Going On, participe d’ailleurs à ce premier opus, un brin moins monolithique que celui rendu par D’Angelo quelques mois plus tôt. Le bien nommé guitariste Wah-Wah Watson, gâchette ultra-funky souvent utilisée par Hancock, a aussi été convoqué à cette orgie mêlant soul 70's, smooth jazz groovy et beats rap moelleux. La présence de ces vétérans 5 étoiles garantit ainsi une certaine connotation vintage AOC à cette nu soul jamais trop rétro. C’est sans doute toute la partie instrumentale de ce disque qui fait sa force et son originalité face à une concurrence moins experte. Côté plume enfin, Maxwell signe une sorte de concept album évidemment axé autour d’une love story et de ses remous. Du classique rendu magique par sa voix, ses sons et sa vision.

Erykah Badu – Baduizm (1997)

A chaque roi, sa reine ; et vice versa… Si D’Angelo s’est emparé de la couronne nu soul en 1995 dès son premier album, Erykah Badu lui emboîte le pas deux ans plus tard. L’atmosphère a beau être feutrée, ce Baduizm est un vrai coup de tonnerre. Sur des beats maousses mais toujours moelleux voire organiques, comme des réinterprétations raffinées de ce que le rap propose alors, la soul sister texane promène son organe ultra-sensuel. Entre rhythm’n’blues onirique et smooth jazz ouaté, princesse Erykah déroule une prose aussi poétique qu’engagée. Comme elle le dit au début d'Appletree, « I have some food for thought » (« j'ai matière à réflexion »)… Si l’on trouve des traces d’ADN de Diana Ross, Roberta Flack, Sade et Lauryn Hill dans son chant, elle possède déjà ses propres inflexions. Et sait également très bien s’entourer. Le contrebassiste de jazz Ron Carter joue sur Drama. Bob Power, producteur et ingénieur du son d’A Tribe Called Quest, est aussi bien impliqué derrière la console que dans certaines parties de guitares et de claviers. Tout comme Questlove et quelques autres membres des Roots avec qui la Badu traîne. Bref, sous ses airs désinvoltes et langoureux, le groove contemplatif de Baduizm incarne l’idiome nu soul de A à Z.

Lauryn Hill – The Miseducation of Lauryn Hill (1998)

Cinq ans après le premier single des Fugees, Lauryn Hill se la joue solo avec ce qui deviendra l’un des albums les plus populaires des 90’s. Populaire, au bon sens du terme, parce que le disque constitue l’alliage rêvé entre sa personnalité complexe et les différents courants de la Great Black Music alors en vogue. The Miseducation of Lauryn Hill est conçu dans un contexte agité. Entre les clashs avec Wyclef Jean et Pras Michel des Fugees, la naissance de son premier enfant (avec Rohan Marley, le fils de…) et quelques collaborations de luxe avec Aretha Franklin (A Rose Is Still a Rose) et Whitney Houston, Lauryn Hill trouve tout de même le temps d’écrire des chansons qu’elle mettra en musique de la manière la plus organique possible. En intégrant notamment des tonnes d’instruments. Timbales, orgue, cordes, cuivres, harpe, piano et percussions s’entassent dans les deux studios de son enregistrement, Chung King à New York et Tuff Gong à Kingston. Paru en août 1998, The Miseducation of Lauryn Hill démarre sur les brisées des Fugees, patois caribéens inclus et prose engagée. Entre MC clasheuse (ses punchlines égalent celles des rappeurs les plus hardcore) et soul sister aussi bien hantée par le gospel que Motown ou Nina Simone, elle invente une langue musicale qu’elle est alors seule à chanter. Bipolaire, disait d’elle Wyclef. Lauryn Hill est surtout multipolaire sans jamais qu’on soit perturbé par son zapping stylistique auquel participent Santana (To Zion), Mary J. Blige (I Used to Love Him) et D’Angelo (Nothing Even Matters). Plus de vingt ans plus tard, on attend toujours la suite de ces brillants débuts…

Macy Gray – On How Life Is (1999)

Si Erykah Badu et Jill Scott stimulent la face sensuelle de la soul originelle, Macy Gray lui aiguise ses griffes qui s’étaient bien élimées durant les années 80… Difficile de ne pas penser à la rageuse Betty Davis, superbe lionne 70's du funk rebelle, lorsque cette native de l’Ohio rugit avec son premier album à l’été 1999, à déjà 30 ans passés. En plus des codes de la nu soul, On How Life Is impose le grain de sa voix féline, légèrement voilée (le fantôme de Billie Holiday rode) et une capacité à alterner entre funk princier et pop groovy. Et pour rendre l’ensemble encore plus moderne, Macy Gray glisse quelques samples hip-hop bien vu (OutKast, Nice & Smooth, Fat Boys, Time Zone). Avec ce On How Life Is à l’âme rock’n’roll, la nu soul s’est surtout trouvé son ambassadrice farouche et sauvage.