Comment le groupe mancunien le plus sombre de l’ère punk est devenu maître du dancefloor ? Né sur les cendres de Joy Division au début des années 80, New Order symbolise l’une des premières unions réussies entre rock’n’roll et dance music. L’impeccable BO de la morose Angleterre thatchérienne.

Ian Curtis est au cimetière depuis à peine un an que les trois survivants de Joy Division – Bernard Sumner, Peter Hook et Stephen Morris – s’enferment en studio pour sécher leurs larmes et tenter d’écrire une suite à ce groupe considéré comme l’un des plus originaux et novateurs de sa génération. Sur les braises encore rougeoyantes de l’emblématique combo post-punk naît donc New Order. Une nouvelle venue, Gillian Gilbert (la copine de Morris), est aux claviers. Sumner enfile le brassard de capitaine. Et Martin Hannett, déjà producteur de Joy Division, est derrière la console. La transition est alors floue pour tout le monde. Surtout, comment avancer sans ce leader charismatique ? New Order utilise des bribes de créations destinées à Joy Division avant le suicide le 18 mai 1980 de son chanteur (les paroles de leur premier single, Ceremony, sont de Curtis) mais n’imagine sans doute pas la teneur du virage esthétique qu’il s’apprête à prendre…

Enregistré entre le 24 avril et le 4 mai 1981 et publié en novembre de la même année sur Factory Records, Movement, premier album officiel de New Order, est un trait d’union impeccable. La raideur et la froideur du rock anthracite de Joy Division sont toujours au cœur des compositions, avec juste ce qu’il faut de mélodique pour éviter le burn-out. Rythmique en angle droit, guitares claires et chétives sur chant dépressif de zombie en phase terminale, le disque renferme pourtant déjà un embryron de groove atypique chez ces jeunes Mancuniens qui ne sourient jamais. On est encore loin de la new wave électronique et dance qu’ils concocteront par la suite mais le rôle des claviers/synthés laisse déjà entrevoir de nouvelles pistes à explorer, tout comme cette basse qui bombe de plus en plus le torse. Au micro, pourtant, Barney Sumner chante comme un clone de Ian Curtis. Quant au nom du groupe, New Order, il joue sur la même ambiguïté extrémiste que celui de Joy Division, la Division de la joie (Freudenabteilung) qui désignait dans les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale ces femmes juives déportées utilisées comme esclaves sexuelles par les nazis… Finalement, le groupe, avide de liberté héritée du mouvement punk, fait ce qu’il veut, sans se soucier des codes de l’industrie musicale, aidé en cela par son manager Rob Gretton et Tony Wilson, patron de Factory. Deux fortes personnalités ayant la même radicalité qu’eux.

New Order - Blue Monday 88 (Official Music Video)

New Order

Pour Wilson, l’avant et l'après-Ian Curtis furent similaires à ceux vécus par Pink Floyd avec Syd Barrett. Deux leaders charismatiques et cultes mais restés dans l’underground et la cave de “ceux qui savent” sans atteindre le grand public. Avec un après synonyme de succès mondial. Mais ce sommet des charts n’est pas à l’ordre du jour quand sort Movement. Ce sont plutôt les trois singles qui suivront – absents de leurs albums studio officiels – qui propulsent Barney, Hooky, Gillian et Morris en haut de l’affiche : Everything's Gone Green (1981), Temptation (1982) et surtout Blue Monday (1983). Sur le premier (la dernière production signée Hannett), la batterie monte d’un cran, boostée par une boîte à rythme qui tracte la mélodie. Un son bien éloigné de celui de Joy Division. Quelques mois plus tard, Temptation garde lui aussi un épicentre très dance mais, avec Blue Monday, New Order crée le style définitif qui coupe le cordon avec l’ère Joy Division. Publié le 7 mars 1983, ce long single de plus de 7 minutes serait la fusion, selon Bernard Sumner, de quatre titres : les arrangements de Dirty Talk du duo italo-disco Klein + M.B.O., la ligne de basse de You Make Me Feel de Sylvester, le beat de Our Love de Donna Summer et un sample d’Uranium de Kraftwerk. Finalement, ces quatre ingrédients mêlés à l’ADN de Joy Division expliquent assez simplement la recette cuisinée par la formation de Manchester : de la cold wave, du disco et de l’électro ! Durant toute l’année 1983 et encore aujourd’hui, Blue Monday est le plus étincelant des hymnes du clubbing. Le maxi sera même le plus vendu de toute l’histoire de la musique ! Des royalties qui aideront notamment à la rénovation de l’Haçienda, le club mythique de Manchester monté par Wilson et Gretton, sorte de Mecque de ce qui deviendra quelques années plus tard la scène de Madchester avec les Stone Roses, Happy Mondays, Inspiral Carpets, Charlatans et autre 808 State, et qui accueillera avec un grand sourire l'acid house américaine via des DJ's comme Mike Pickering, Graeme Park, Dave Haslam ou Laurent Garnier.

Dans son autobiographie Substance : New Order vu de l'intérieur (Substance: Inside New Order) publiée en 2016, Peter Hook écrivait : « J’ai souvent dit que la magie de New Order résidait dans cet effet d’attraction et de répulsion entre les facettes rock et électronique de la musique, entre le yin et le yang, entre moi et Barney. » Une réflexion qui se confirme sur Power, Corruption & Lies, deuxième album studio qui sort en mai 1983 et impose encore plus les sonorités électroniques. Avec sa fameuse pochette reproduisant Un Panier de roses du peintre français du XIXe siècle Henri Fantin-Latour remaniée par le graphiste Peter Saville, l’opus alterne entre électro-pop innovante (5-6-8), cold wave synthétique (Your Silent Face) mais aussi post-punk assez classique (Age of Consent). Surtout, la voix de Sumner prend de plus en plus son indépendance et le fantôme de Ian Curtis devient un lointain souvenir. Avec Power, Corruption & Lies, New Order a digéré les héritages de Kraftwerk et Giorgio Moroder pour accoucher de compositions imparables bien à eux, pierres angulaires de la pop électronique britannique de l’époque.

New Order Story - 1993 Documentary

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Ce yin et ce yang résonneront à nouveau sur le triptyque parfait qui suivra : Low-Life (1985), Brotherhood (1986) et, le plus électro des trois, Technique (1989), enregistré à Ibiza, terre du dancefloor hédoniste par excellence. La notoriété de New Order est telle que la Fédération anglaise de football leur demande de composer l’hymne de l’équipe d’Angleterre pour la Coupe du Monde 1990, World in Motion, pas vraiment leur chanson la plus inspirée… Mais tous ces lauriers et ces succès n’empêchent pas les quatre « amis » de s’étriper en interne. Histoires d’ego et de divergences esthétiques, rien que du classique pour un groupe de rock… Dès 1990, les groupes Electronic (Bernard Sumner en duo avec le guitariste des Smiths, Johnny Marr), Revenge (piloté par Peter Hook) et le bien nommé The Other Two (Gillian et Stephen, unis pour la vie) permettent à chacun de prendre l’air.

Tout ça sent la page qui se tourne, ce que confirme le dépôt de bilan de Factory en 1992, un an avant la sortie de Republic sur le label London. Un sixième album qui annonce la fin de New Order (première partie) en cette année 1993. Les fans devront attendre cinq années avant que la machine ne soit relancée mais qu’importe, la grosse décennie d’activité aura suffi à Bernard Sumner, Peter Hook, Gillian Gilbert et Stephen Morris pour laisser une trace indélébile dans l’histoire du rock et de la dance music. Une trace s’expliquant peut-être par l’origine des protagonistes que Tony Wilson, terrassé par une crise cardiaque en 2007 à 57 ans, expliquait assez simplement : « C’est Manchester. On fait les choses différemment ici. »