Depuis plus de cinquante ans, Yves Simon parsème ses livres et ses chansons de ses rêves. A l’occasion d’un album hommage de la jeune scène française, Génération(s) éperdu(e)s, retour sur la carrière de ce chanteur voyageur invétéré.

« Rêve » et « voyage » sont les mots qui viennent immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque la figure d'Yves Simon. A travers son œuvre musicale et littéraire – mais aussi son regard doux et sa voix basse – le chanteur des Gauloises bleues est l’ambassadeur tout désigné du pays des chimères. Durant son enfance modeste dans les Vosges, il rêve naturellement de musique, mais aussi d’ébénisterie et de littérature. A l’âge adulte, il devient obsédé par les voyages (il affirme avoir visité plus de 50 pays à ce jour), et cet exotisme est avant tout associé chez lui à l’imaginaire. Tous ces rêves de voyage (ou voyages de rêve) accumulés au long de sa vie ne sont pas restés dans sa tête. Durant plus de cinquante ans, il n’a eu de cesse de les coucher sur papier ou de les graver sur disque – Yves Simon est l’auteur d’une vingtaine de romans et d’essais, ainsi que de 14 albums studio.

Avant de s’aventurer aux quatre coins du monde, il commence par décrire très simplement les paysages qui l’entourent : après deux albums passés inaperçus à la fin des années 1960, il sort son premier vrai succès en 1973, Au Pays des merveilles de Juliet, dans lequel il décrit au scalpel la Rue de la Huchette ou bien les Bords de la Moselle. Mais comme le prouvent les arrangements assez « folk américain » de cette dernière chanson, il rêve secrètement de paysages plus lointains et souhaite dépasser les frontières de sa rêverie. C’est ce qu’il fait en 1974, dans Respirer, chanter, en particulier au sein de morceaux étonnants dans lesquels il raconte sa fascination pour la modernité new-yorkaise, l’un des chocs de sa vie. A l’image de son héros le romancier Jean-Marie Le Clézio, Yves Simon est également inspiré par le continent africain. Dans la chanson L’Africain (tirée de l’album Un Autre Désir en 1977), il s’adonne à un brassage multiculturel, en faisant surgir « la jungle » au cœur de Paris. Et pour clore ce rapide tour du monde, citons Amour à Tokyo, un morceau dans lequel il troque ses habituelles sonorités folks ou ethniques pour des synthétiseurs typiques des années 80 (l’album De l’Autre Côté du monde date de 1985).

Les voyages d’Yves Simon sont pétris de luminosité et de curiosité envers l’autre. Ses sentiments sont toujours bienveillants et positifs, sans aucune condescendance. Ils ne sont pas non plus prosaïquement touristiques. A l’occasion, il lui arrive d’évoquer le voyage sous un angle plus douloureux, notamment lorsqu’il est associé au déracinement de l’immigration. De son propre aveu, Yves Simon n’est pas un chanteur engagé, mais il existe néanmoins une exception dans son œuvre, une chanson intitulée Nés en France (dans l’album Liaisons en 1988), qui évoque précisément le thème de l’immigration – en l’occurrence la tentative de remise en cause du droit du sol par Charles Pasqua sous le gouvernement de Jacques Chirac. A l’autre bout du spectre se trouve la douceur des voyages imaginaires, et dans cette catégorie, il est impossible de faire l’impasse sur Au Pays des merveilles de Juliet, l’une des chansons les plus célèbres de son auteur. Certes, elle évoque une figure bien réelle (l’actrice Juliet Berto, connue pour son rôle dans La Chinoise de Jean-Luc Godard), mais elle parle en creux de « la traversée du miroir » que représente, pour Yves Simon, le cinéma. Guillaume Apollinaire comparait l’acte d’entrer dans une salle de cinéma à un bateau qui lèverait l’ancre… Une idée que l’auteur-compositeur-interprète aurait certainement pu reprendre à son compte. Avec sa rythmique pop hypnotisante et sa voix parlée tout aussi envoûtante, Au Pays des merveilles de Juliet est une sorte de trip psychédélico-cinématographique qui trouva un large écho auprès du public en ce début des années 1970.

Dans sa jeunesse, Yves Simon caressait de nombreux rêves pour l’avenir. Parmi eux, le cinéma a failli devenir réalité puisqu’il est allé jusqu’à faire l’IDHEC (aujourd’hui la Fémis). Finalement, il n’a jamais réalisé de films, mais il a touché au 7e Art du bout des lèvres, au détour de quelques hommages (à Juliet Berto, donc, mais aussi à Roman Polanski ou à la Movida), et en composant des musiques pour l’image. Sa BO la plus célèbre reste celle de Diabolo menthe (de Diane Kurys, 1977), et là encore, c’est un nouveau type d’expédition qu’entreprend Yves Simon, un voyage (nostalgique) dans le temps – la chanson est l’écho fidèle de la vision de la réalisatrice sur sa propre jeunesse dans les années 60. Dans le même esprit, Les Gauloises bleues (1973) puise son émotion dans les multiples références culturelles qu’Yves Simon sème tout le long de ce texte qui parle aussi bien de Boris Vian et de Verlaine que de Bob Dylan et de Jefferson Airplane.

Comme dans une poupée gigogne, la nostalgie qui infuse les textes d’Yves Simon fait désormais l’objet d’un culte de la part de la nouvelle génération. Le voyage dans le temps prend donc une nouvelle forme. De nombreux groupes de la nouvelle scène française le citent ou le reprennent, comme le prouve cet album hommage au titre énigmatique, Génération(s) éperdue(s), dans lequel on peut entendre Moodoïd ou Soko dans des interprétations très personnelles de, respectivement, Au Pays des merveilles de Juliet et Diabolo menthe. A travers ce disque, on comprend que des chansons parfois vieilles de quarante ans sont parvenues à accomplir un voyage temporel avec un atterrissage en douceur, en gardant leur beauté intacte et indémodable.

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