Les Journées de Musiques Anciennes de Vanves qui se tiendront cette année du 22 au 24 novembre proposera notamment un grand colloque de musicologie autour du thème Musiques et Proportions. François Picard, Alice Tacaille et Joël Dugot présentent cet événement auquel ils participeront.

Concerts, salon de luthiers, colloque et ateliers, l’édition 2013 des Journées de Musiques Anciennes de Vanves se tiendra du 22 au 24 novembre prochain. Salon d’exposition de lutherie, concerts au Théâtre de Vanves, ouverture aux pratiques amateurs, ateliers artistiques tout public, apéro-lutherie et sessions de musique dans les cafés, la cuvée 2013 des Journées de Musiques Anciennes regorgent de trésors. Parmi eux, une grande première, un colloque de musicologie autour du thème Musiques et Proportions. Samedi 23 et dimanche 24, des chercheurs en musicologie, mais aussi des luthiers, des conservateurs de musées, etc. viendront faire part de l’avancement de leurs travaux lors de conférences, tables rondes et débats. Ces conférences répondent à l’appel à communication lancé par le comité scientifique du colloque, qui se chargera de sélectionner les participants, et de publier les actes du colloque. Pour patienter, François Picard (co-directeur de l'équipe d'accueil « Patrimoines et Langages Musicaux » EA 4087 Université Paris-Sorbonne), Alice Tacaille (co-directrice de l'équipe d'accueil « Patrimoines et Langages Musicaux » EA 4087 Université Paris-Sorbonne) et Joël Dugot (conservateur – Cité de la Musique de Paris) ont accepté d’évoquer divers thématiques liées à ce grand rendez-vous.

Pour la première fois aux Journées de Musiques Anciennes, vous allez participer à un colloque de musicologie. Ce format de festival mêlant musique et discussions est-il un concept qui existait déjà au XVIe siècle ?

François Picard : Pour l'Europe, le festival a été inventé au XIXe siècle, peut-être même par Berlioz (pour la Chine, c'est encore plus tard…) pour moi, en tant qu'observateur, il me semble que cette tendance est assez caractéristique du début du XXIe siècle. Auparavant, au XXe siècle, on essayait plutôt d'associer quelque concert à un colloque ; que l'initiative vienne d'un festival est un type d'événement plutôt récent, et qui vient en particulier d'un milieu où la crainte d'être taxé de commercial peut peut-être expliquer cette alliance. Je pense aux Folles Journées de Nantes…

Au salon d'exposition de la lutherie seront présents des exposants de seize nationalités. Comment les échanges entre ces luthiers d’origines différentes ont contribué au développement de cet art ?

Alice Tacaille : On peut penser, si l'on se replace au Moyen-âge et à la Renaissance, que les lieux importent beaucoup aux artisans, et particulièrement aux luthiers : quel bois est disponible sur place ? Quelles sont ses propriétés ? De quelle qualité fait-il preuve ? Faut-il que j'aille m'approvisionner lors d'une foire annuelle, plus au sud par exemple, si les mêmes essences y sont meilleures ? A partir du XVIe siècle, l'ouverture de voies maritimes majeures transforme la nature et le volume des échanges commerciaux : les matériaux nouveaux, les essences exotiques deviennent plus accessibles. Et bien entendu, le contact entre artisans, l'observation des savoir-faire et des tours de main forment la base des échanges entre artisans, à l'époque comme aujourd'hui : nous sommes dans la continuité d'une foire médiévale en somme, là où les idées nouvelles se créaient et se créeront encore demain.

Comment comptez-vous aborder le thème de cette édition, « Proportions » ?

François Picard : Avec délicatesse et mesure. Il s'agit évidemment tout d'abord de la question des proportions mesurables des instruments, et par exemple de comment faire pour obtenir une flûte ténor ou basse à partir d'une bonne soprano et pareil pour des violes ou des tambours. Mais il y a aussi les proportions entre le thème et la variation, entre les différentes pièces d'un concert. Dans le cas d'une suite, c'est sûrement très important, les recherches actuelles en analyse musicale tendent à se pencher sur la question. Et puis la question des proportions symboliques et des proportions acoustiques, qui peuvent être habilement combinées dans un même instrument. Si je n'étais pas organisateur, j'aurais volontiers proposé les résultats d'une recherche sur ce sujet à partir des orgues à bouche de Chine…

Joël Dugot : Le thème de l'utilisation des proportions est récurrent chez les constructeurs de tous ordres de Vitruve à Dürer et encore après. Les traces laissées dans le domaine de la composition et dans celui de la construction des instruments sont nombreuses mais peu étudiées, d'où l'idée de ce colloque.

Alice Tacaille : Jusqu'au XVIIe siècle au moins, réfléchir en musicien sur les proportions c'est aussi mesurer et comparer des grandeurs : que ce soit la taille des parties d'une œuvre musicale (bien proportionnée) ou la longueur des tuyaux de l'orgue, la relation acoustique des intervalles consonants (harmonieux et "proportionnés"), l'emplacement des doigts sur l'instrument ou l'écriture d'un contrepoint (avec des harmonies consonantes...), tout ceci se mesure et s'exprime, en tous cas on le souhaitait et le montrait ardemment, sous forme de rapports numériques, de fractions pour être plus précis : et cette proportion, ce rapport que l'on cherche entre une partie et le tout, trouvait des résonances philosophiques aussi. Une excellente occasion pour nous d'évoquer cette mentalité artistique du passé.

Plusieurs consorts ce produiront aux Journées des Musiques Anciennes. Le consort est un ensemble d'instruments méconnu aujourd'hui, mais qui s'est développé dans un contexte philosophique intéressant, à l'époque de l'Humanisme. Pouvez-vous nous en dire plus ?

François Picard : Consort, cela évoque concorde, harmonie, homophonie de timbres. On distingue en fait le brocken consort et le consort proprement dit, ensemble de quatre flûtes à bec, ou quinze violes, ou trois hautbois, etc. Cela va aussi avec la notion de famille, du grand au petit, tous participent à la même entreprise. À la limite, on a un jeu comme celui que les ethnomusicologues comme Simha Arom nomment "hoquet", ou la mélodie est partagée entre plusieurs instruments de la même famille jouant chacun une seule note. Il faut alors une grande coordination, et une solide abnégation. On fait ça en Centrafrique, en Guyane, aux Îles Salomon…

La musique a toujours évolué en lien direct avec la technologie. Comment le développement technique de la lutherie a contribué à l'évolution de sa musique ?

Joël Dugot : Il serait plus prudent de dire qu'un rapport dialectique a existé de tout temps entre l'évolution de la musique et celle de la construction des instruments. Deux exemples. D’abord, la fabrication des bois à la fin du XVIe siècle (hautbois, flûte traversière, flûte à bec) en plusieurs segments (par opposition à une construction monoxyle) a permis d'atteindre de meilleures performances de jeu, non seulement en matière de justesse mais aussi en terme de production du son (facilité d'émission dans l'aigu, notamment). Cela a naturellement favorisé une écriture plus virtuose. D’autre part, l'évolution stylistique de la musique de luth au début du XVIIe siècle (abandon de la polyphonie pour une écriture plus mélodique avec rubato écrit) a contribué à favoriser l'utilisation d'un modèle de luth plus grand (amélioration du timbre) avec un nouvel accord privilégiant l'usage de cordes jouées à vide (amélioration de la clarté).

Quels seront les instruments de demain ? Les fabricants d'instruments sont-ils influencés par les nouvelles technologies dans la création des sons ? Et les évolutions culturelles et les flux migratoires auront-ils un impact sur ces musiques ?

Alice Tacaille : Il faut espérer justement que des salons comme celui-ci puissent permettre aux visiteurs et aux professionnels d'apercevoir les nouvelles tendances : l'inspiration se renouvelle au contact des nouveaux matériaux, par exemple la fibre de carbone, ou encore de nouveaux fils et tressages pour la fabrication des cordes... Mais aussi les nouveaux traitements de surface contemporains... Donc l'inspiration livrée par la matière d'une part, mais aussi celle qui vient de la palette sonore à laquelle nous tous sommes aujourd'hui soumis : les nouvelles sonorités que notre oreille de « public » explore sont souvent retravaillées par l'électronique, quand elles n'en sont pas tout simplement les filles. Mais on peut dire globalement que les luthiers créent de l'inouï, à tous points de vue : dans le son retrouvé de tel ou tel instrument que l'on croit conventionnel, que de découvertes encore devant nous !

Comment la découverte de l'histoire de son instrument peut aider un musicien à mieux jouer ?

Joël Dugot : Je n'aurais pas osé poser cette question à Django Reinhardt mais je considère cependant que pour les instruments anciens, une culture historique est indispensable, peut-être pas pour viser une authenticité (toujours contestable) mais plutôt pour aider à construire une relation naturelle entre le musicien et son instrument.

Le site des Journées de Musiques Anciennes