Sous la direction de Sir Simon Rattle, le London Symphony Orchestra et les sœurs Labèque proposent “Nazareno”, d’Osvaldo Golijov et Gonzalo Grau. Le compositeur et l’arrangeur nous racontent leur travail autour de cette fusion entre jazz et classique avec une touche latino.

Le terme de « supranationalité » a déjà été appliqué à quelques compositeurs, dont Liszt ou Mahler, pour désigner une identité culturelle multiple – y compris dans les influences musicales. Il convient aussi à Osvaldo Golijov : né en Argentine de parents juifs d’Europe orientale, le compositeur a baigné à la fois dans la musique liturgique juive, le klezmer et le tango argentin. En 2000, quand il crée – à l’occasion des 250 ans de la mort de Bach – sa Pasión según San Marcos (Passion selon saint Marc), on comprend vite que son récit christique est moins fidèle à la musique de Bach que renouvelé dans un esprit latino-américain. Golijov y emploie des styles musicaux du Brésil et de Cuba, traversés de chœurs afro-cubains et de sonorités de jazz brésilien. En 2008, les sœurs pianistes Katia et Marielle Labèque commandent à Gonzalo Grau, multi-instrumentiste et arrangeur vénézuélien, une suite tirée de cette Passion dans une version pour deux pianos et orchestre. Le résultat s’intitule Nazareno. Plus de dix ans ont passé entre cette idée et les premiers enregistrements en studio, qui n’en sont que plus aboutis. Comme le dit Gonzalo Grau : « Toute œuvre a besoin de temps pour grandir. » L’amitié qui lie les sœurs Labèque au chef Sir Simon Rattle a rapidement créé un cadre propice à l’enregistrement de la pièce, avec le London Symphony Orchestra (« LSO » pour les intimes). À l’occasion de ce projet unique, nous avons pu poser quelques questions à Osvaldo Golijov, compositeur, et Gonzalo Grau, arrangeur.

M. Golijov, vous avez collaboré avec de nombreux labels classiques, comme Nonesuch, Sony Classical ou Deutsche Grammophon. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler avec LSO Live ?

O. Golijov : Je ne saurais le dire exactement, mais je crois que cette collaboration est née de l’amitié et de la proximité musicale entre les sœurs Labèque et Simon Rattle.

De Stravinski à Bernstein, le répertoire de cet album oscille entre classique et jazz. Votre pièce Nazareno s’inscrit-elle dans la même tradition musicale que celle de ces deux compositeurs ?

O. Golijov : C’est une question intéressante. À mon avis, Stravinski et Bernstein n’avaient pas du tout le même type de relation avec le jazz. Pour Stravinski, c’est mon sentiment en tout cas, le jazz était un objet, comme le latin dans son Oedipus Rex ou la musique ancienne dans Agon. Alors que Bernstein, selon moi, « vivait » cette relation avec le jazz et y croyait. Pour lui, il y avait une continuité naturelle entre toutes les facettes de sa musique. En ce qui me concerne, je regrette de ne jamais avoir étudié le jazz, alors que je l’adore. Concernant les liens entre la musique populaire latino-américaine (surtout brésilienne et cubaine) et ma Passion selon saint Marc, je dirais que même si j’aime et admire profondément Stravinski, la signification que ces langues ont pour moi me rapproche plus de Bernstein. Et puis Nazareno appartient davantage à Gonzalo qu’à moi. Il a entendu dans la Passion selon saint Marc des choses que je n’ai jamais entendues moi-même. En cela aussi, la pièce est plus proche de Bernstein que de Stravinski.

C’est important pour vous d’intégrer vos racines argentines à vos œuvres ?

O. Golijov : Parfois, c’est important, et de manière tout à fait consciente. D’autres fois, j’essaie consciemment de m’en éloigner. Sans grand succès si j’en crois les auditeurs, car ils les entendent toujours !

Où puisez-vous votre inspiration musicale ?

O. Golijov : Partout ! Désolé de rester si général, mais toute expérience, idée ou émotion humaine peut être source de musique. L’inspiration dépend aussi de l’œuvre à laquelle on est en train de travailler.

G. Grau : Je cherche à me représenter une sorte d’histoire derrière la musique que j’écris. Un motif, qui peut prendre des formes très variées. Parfois, je déroule dans ma tête une histoire imaginaire et je développe des sons qui vont avec. Mais sincèrement, chaque pièce est différente. Certaines idées sont plus poétiques que d’autres : je peux trouver l’inspiration dans la démarche d’un chat ou dans des souvenirs d’enfance, par exemple.

Le LSO avec Sir Simon Rattle et les sœurs Labèque

M. Grau, en 2008, Katia et Marielle Labèque vous ont commandé une version orchestrale de la pièce de Golijov. Pourquoi avoir décidé de l’enregistrer, et si tard ?

G. Grau : C’était à l’été 2009, pour être exact, et mon arrangement était à l’origine pour « grand orchestre ». Je me suis dit que Nazareno gagnerait à être retravaillé, et Sir Simon Rattle a eu la formidable idée de l’orchestrer pour un plus petit ensemble. Cette nouvelle version « musique de chambre » a été donnée en concert par le Berliner Philharmoniker, le Sydney Symphony Orchestra, l’Orchestre philharmonique de Radio France et beaucoup d’autres. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle a été enregistrée si longtemps après, mais toute nouvelle œuvre a besoin de temps pour grandir, pour mûrir, pour qu’on en saisisse toutes les nuances et les passages délicats. Nazareno est une pièce très ancrée dans la musique traditionnelle et folklorique d’Amérique du Sud, et il faut que tous ces rythmes sonnent naturels et détendus. C’est fascinant de voir une pièce de musique évoluer avec le temps. Je suis sûr que si nous décidions de la réenregistrer maintenant, avec les mêmes interprètes, elle sonnerait différemment. C’est peut-être une explication.

Gonzalo Grau

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’arrangement du Nazareno de Golijov ? Quel a été le processus artistique et musical ? Avez-vous échangé avec le compositeur ?

G. Grau : Je fais partie des premiers interprètes de la Passion selon saint Marc de Golijov. À partir de 1998, j’ai eu le plaisir de collaborer avec Osvaldo à la naissance de cette œuvre magistrale. J’y ai tenu la partie de piano et de batterie, j’ai aidé à orchestrer certaines parties pour vents et j’ai été le producteur musical de l’œuvre lorsqu’elle a été enregistrée chez Deutsche Grammophon. Je peux donc affirmer très bien connaître La Pasión de Golijov, et c’est avec beaucoup d’enthousiasme que j’ai relevé (à la demande des sœurs Labèque) le défi que représentait son arrangement pour deux pianos et orchestre.

J’ai choisi pour l’essentiel les extraits et les mouvements qui devaient, selon moi, passer au premier plan avec cet effectif. Je me souviens avoir un peu discuté avec Osvaldo de la « structure globale » de la nouvelle pièce (qui n’avait alors pas encore de nom). Étant donné que La Pasión (l’œuvre mère) a des paroles, 34 mouvements, et dure une heure et demie, je devais clairement sélectionner des moments forts pour créer une suite qui s’en inspire. Il fallait que la « nouvelle pièce » ait une évolution complètement différente, qu’elle ait son propre ADN, qu’elle reprenne les motifs les plus marquants de La Pasión mais en les transposant dans un univers purement instrumental. Je me rappelle aussi avoir montré à Osvaldo quelques idées initiales : utiliser les pianos comme des percussions, traduire dans le vocabulaire pianistique les polyrythmes complexes du tambour batá et apporter de nouvelles harmonies. Il s’est montré enthousiaste et m’a encouragé à poursuivre dans cette direction. Une fois l’arrangement terminé, nous nous sommes à nouveau rencontrés pour écouter toute l’œuvre (sur ordinateur bien sûr), et il a proposé quelques modifications dans le mouvement lent. Je pense que c’est précieux de rester toujours ouvert aux propositions, surtout quand elles viennent de musiciens de ce calibre. J’ai reçu des suggestions de la part du compositeur, Osvaldo Golijov, du grand chef d’orchestre Sir Simon Rattle et des formidables pianistes que sont Katia et Marielle Labèque, et j’en suis très fier. Nazareno est clairement une pièce qui avait besoin d’avancer.

Katia et Mariella Labèque

Pouvez-vous nous dévoiler un peu de la collaboration avec Sir Simon Rattle, les sœurs Labèque et le LSO ? Quelles formes a-t-elle prises ?

G. Grau : En tant qu'arrangeur et compositeur, travailler avec ces artistes a été la réalisation d’un grand rêve. Je suis un « musicien hybride ». Je viens de la musique classique, avec des parents musiciens, des études de violoncelle, de musique ancienne et de musique chorale, entremêlées de folklore latino-américain, de musique des Caraïbes, de jazz et de flamenco. Pouvoir orchestrer, enregistrer et donner en concert une pièce comme Nazareno, ça a été pour moi un accomplissement, car j’ai eu l’impression de revenir au berceau du classique, mais avec ma propre expérience des musiques populaires. Katia et Marielle Labèque ont de longue date des relations d’amitié et de compagnonnage musical avec Sir Simon Rattle. Ce sont elles qui lui ont présenté Nazareno. Il a tout de suite adhéré à l’idée de l’enregistrer avec Bernstein et Stravinski. Il a élaboré tout le programme, trouvé pour chaque pièce le complément parfait. La première du programme a eu lieu à Berlin ; deux ans plus tard, il a amené ce projet à Londres, et voilà !

Prévoyez-vous d’autres projets du même type ?

G. Grau : Pas pour le moment, mais je serais très heureux de travailler à nouveau avec Gonzalo !

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