Avant que sa tournée ne débute en France, le chanteur de Ghost Tobias Forge, alias Papa Emeritus IV, évoquait avec nous la nouvelle popularité du groupe, dont une chanson est devenue virale sur TikTok en 2022. Une interview en deux volets.

Chacune de vos venues en France signifie une plus grande salle, un plus grand succès. L’an dernier c’était Paris Bercy. Vous allez revenir en France en Mai 2023 et donner sept concerts dans des Zénith. N’avez-vous pas peur que l’ascension s’arrête soudainement ?

Quand tout se passe aussi bien, cela semble très facile de se convaincre qu’on peut tout prévoir et ne pas se laisser surprendre. J’espère que Ghost saura réagir très rapidement si cela devait arriver et adapter notre modus operandi. C’est probablement un évènement qui doit provoquer un remodelage complet des méthodes de travail. Aujourd’hui, je ne suis pas la seule personne à bord. J’ai beau avoir un plan, je dois être capable de rappeler les troupes, et d’être réactif.

Vous êtes un général en somme.

Oui, un peu. Et en ça, je ne crois pas que je puisse me permettre de rester trop attaché à mes convictions si les choses devaient aller dans le mauvais sens. Vous savez, toutes les décisions qui ont été prises ces treize dernières années l’ont été dans un contexte où tout allait plus que bien pour Ghost. Tout est basé sur ça. Beaucoup de personnes seraient tentées de ne voir que le positif de cette situation, et pourtant, nous changeons déjà régulièrement beaucoup de choses.

Vous faites référence à ce qu’il s’est passé avec la chanson Mary On A Cross, une face B d’un maxi de 2019 qui est devenue virale sur TikTok en 2022 ?

Rien de tout cela n’était prévu. C’était super positif, mais si je remets les choses en perspective, ça a fait de l’ombre à Impera, notre album qui sortait au même moment. Il faut vraiment arriver à gérer ce genre de situation. Pour revenir à votre question, si demain nous commençons à faire du sur-place, si nous ne sommes plus « dignes » (rire), mais juste un héritage du passé, un spectacle nostalgique, je crois que je ralentirais toutes nos méthodes de travail. Je ferais en sorte que tout devienne hyper confortable.

Qu’entendez-vous par là ?

Prenez le groupe Marillion par exemple, j’admire vraiment la manière qu’ils ont de gérer leur carrière. Ils ne font que des choses qui comptent ! C’est pareil pour Faith No More, ces groupes ne se posent pas mille questions. Ils le font parce que c’est naturel, fun, simple ou nécessaire. Il n’y a pas de contrainte de temps, l’évènement se produit quand toutes les planètes sont alignées. Si je devais prendre une décision ce serait celle de moins faire tourner Ghost, par exemple.

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Ghost pour le Reimperatour à Rouen en 2023 © Ryan Chang

Vous vous feriez un peu plus désirer donc ?

Entendons-nous bien, la période actuelle de la carrière de Ghost ne le permet pas. Nous sommes un groupe qui grandit, encore et encore, et ce depuis treize ans. Jusqu’à preuve du contraire, nous n’avons pas encore atteint le palier où les choses commencent à s’estomper, à changer, à se stabiliser. C’est justement ici que je me dois d’être alerte, car cela peut être trompeur, dans les deux sens. Prenez les Red Hot Chili Peppers, après Blood Sugar Sex Magik, je pense qu’ils se sont imaginés qu’ils se dirigeaient vers une impasse, et boom ! Californication !

Vous voulez dire le retour de John Frusciante !

(rires) Oui ! Vous avez raison, c’est la véritable raison. John Frusciante est vraiment le « x-factor » de ce groupe. Je pourrais en parler pendant des heures. C’est un artiste prodigieux, et la perle rare des Red Hot. Sans manquer de respect à Flea, Chad et Anthony. Je ne veux pas être irrespectueux, mais c’est la vérité.

Ce sont deux situations différentes tout de même. Vous êtes le seul maître à bord dans Ghost.

Mon boulot en tant que leader est de savoir quand ces choses se produisent. D’avoir conscience des enjeux, de comment ils peuvent évoluer, et ce à n’importe quel moment. En tant que créateur et être humain dirigé par son égo, vous pouvez faire des miracles, créer toutes ces choses merveilleuses, mais au bout du compte je suis aussi un dirigeant, un manager, et je dois m’assurer que beaucoup de gens continuent d’avoir leur boulot. En ne faisant mal les choses qu’une fois, je peux provoquer quelque chose qui ne touche plus seulement Tobias Forge.

Vous évoquiez « l’affaire Mary On A Cross », cet immense succès a aussi précipité une certaine évolution pour la communauté des fans de Ghost, avec un nouvel auditoire rajeuni.

J’ai vraiment essayé de comprendre la signification de ce qu’il s’est passé avec cette chanson, en tout cas avec le chapitre « TikTok » de son existence (rires). Elle avait terminé en face B d’un single que j’avais littéralement imaginé comme une parodie. C’était une blague issue d’un des épisodes marrants qu’on fait sur YouTube. Cela ne m’a pas empêché d’y mettre toute mon âme, et d’enregistrer avec toute la passion qui peut me caractériser. Bref, j’avais les fichiers sur mon ordinateur et je fais écouter Mary On A Cross à des proches qui trouvent le morceau excellent. C’était mon cas aussi, et ça l’est toujours, je pense que c’est l’un des meilleurs morceaux que j’ai composés dans ma vie.

Et pourtant, il se retrouve en face B d’un Maxi ?

Oui, c’est vraiment dommage, ça m’emmerdait un peu. J’ai donc tout de suite réagi et je me suis dit que si je voulais lui donner de la valeur, il fallait qu’on le joue en live. Donc je l’ai joué à tous les shows de Ghost. C’était ma manière de dire : « Je veux que vous entendiez ça. Je veux que vous l’aimiez ! »

Vous étiez un peu résigné quand même donc ? Comment apprenez-vous ce qu’il se passe sur TikTok ?

Je suis vraiment en dehors des réseaux sociaux. Je ne dirais pas que je ne connaissais pas TikTok mais, ce n’était qu’un mot pour moi. Le label en parlait assez régulièrement, avec pas mal d’intérêt, ce que je ne comprenais pas. On parle quand même d’un concept où vous n’entendez que vingt secondes d’une chanson. C’est quoi cette merde ? Je ne voulais même plus en entendre parler ! J’aimerais vraiment qu’on soit aussi gros que Rammstein, mais c’est autre chose que d’être le plus gros artiste « pop ». Je ne suis pas prêt à jouer le jeu de TikTok pour réussir.

Vous l’avez joué malgré vous finalement…

Un jour, je suis convoqué pour une réunion de crise, ambiance bizarre : « Tu es au courant de ce qu’il se passe ? » Ma fille m’avait expliqué que la chanson marchait bien sur TikTok, je savais qu’il se passait quelque chose mais je ne me rendais pas compte de la portée. Je me souviens qu’ils m’ont dit : « Il faut que tu comprennes que ce qu’il se passe là, c’est un peu le but ultime qu’on essaie d’atteindre quand on est un label. Pourtant, nous n’avons absolument rien à voir avec ce qu’il se passe autour de Mary On A Cross». (rires)

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Ghost pour le Reimperatour à Rouen en 2023 © Ryan Chang

« On aimerait pouvoir te dire que c’est nous ! »

Ils m’ont expliqué ce qu’il faudrait faire pour surfer sur ce qu’il se passait, ce qui est normal j’imagine. Je leur ai simplement demandé que cela reste le plus simple possible. Je ne voulais pas que les gens s’imaginent qu’on laissait tomber notre album juste parce que ce qu’il se passait sur TikTok fonctionnait du tonnerre. Ces gens entendent Mary On A Cross, l’apprécient, ils vont sur Qobuz et écoutent d’autres morceaux, et après ? Nous ne pouvions pas sacrifier tout autour de cette chanson sans savoir ce qui pouvait potentiellement se passer. Nous avons déjà des millions de personnes derrière nous, je ne veux pas aller voir ailleurs, je veux que d’autres gens nous rejoignent sans avoir besoin de les cibler exclusivement.

Avez-vous simplement envisagé que de Mary On A Cross sur TikTok, les gens aient creusé et trouvé des vidéos d’un groupe dont le chanteur est grimé en Anti-Pape, et qu’ils aient juste trouvé ça hyper cool ?

J’ai l’impression que nos « nouveaux » fans ont compris que nous avions beaucoup à donner. Peut-être que certains « vieux » fans ne réagissent pas bien au rajeunissement de notre « fan-base » mais je sais aussi que l’inverse est vraie. Je ne suis pas idiot, il y aura toujours le fameux débat des vieux fans contre les jeunes fans. Metallica y a eu droit, entre les irréductibles qui arrêtent à Kill ‘Em All, ceux qui arrivent avec le Black Album, on ne s’en sort pas (rires). On ne parle pas de ceux qui sont partis en 86 après la sortie de Master Of Puppets parce que le groupe ouvrait pour Ozzy et que c’était trop mainstream : « Oh non, ils deviennent un groupe de metal normal ! » Au bout du compte, j’essaie de ne pas trop m’inquiéter, tant que les personnes rejoignent nos rangs pour des raisons similaires, tout devrait bien se passer.

Ce qui est assez étonnant, c’est qu’on pointe souvent Metallica du doigt comme LE groupe symptomatique de ce que vous expliquez. C’était pareil pour beaucoup de monde à des degrés assez divers.

Très vrai. On pourrait parler de Nirvana, de Kurt Cobain qui était à la fois en conflit avec lui-même puis avec les personnes qui aimaient Nirvana. Il voulait du succès, plus que quiconque, il faisait tout pour réaliser ce disque de rock qui ferait bouger les choses comme personne. Puis, c’est devenu un problème lorsque les gens qui se foutaient de lui à l’école se sont mis à aimer et chanter ses chansons. Dans notre cas, je pense que notre communauté est composée de personnes qui sont un peu en marge, qui baignent dans un univers très alternatif, à défaut de trouver un autre mot. Je pense que beaucoup d’entre eux sont des outsiders, qui ont la sensation d’être en dehors des normes. Ce que je souhaite sincèrement, c’est que nos fans les plus anciens comprennent que d’autres de nos fans puissent se sentir à l’écart du monde. Une main tendue ne coûte rien. S’il y a bien une chose que The Cure a prouvé, c’est qu’il y a énormément de personnes qui se sentent comme Robert Smith. (sourire)

Et ils sont toujours là aujourd’hui partageant quelque chose d’indescriptible depuis plusieurs décennies.

Exactement ! Et pour moi, cela prouve bien qu’il n’y a pas un « quota » de gens autorisés à ressentir la même chose que vous. Cela va bien au-delà, ce n’est ni quantifiable, ni contrôlable.

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Ghost pour le Reimperatour à Rouen en 2023 © Ryan Chang

Vous êtes vous-même assez exclusif peut-être ?

(silence) Je comprends qu’on puisse avoir du mal à ouvrir la porte à d’autres gens qui nous ressemblent. J’ai été comme ça durant mon adolescence. J’étais un véritable guerrier prêt à tout pour adopter et avancer dans un style de vie alternatif. Je n’étais pas un « metalhead », j’étais un fan de Death Metal. Je tissais mon truc, seul. Et ça m’allait très bien. Puis, lorsque vous tombez sur quelqu’un qui vous ressemble, le premier réflexe est de le considérer comme un étranger, presque un ennemi : « C’est mon monde ! Mon Death, mon Black, mon Thrash ! » (rires) Je ne voyais les choses que par le prisme de cet univers que j’avais forgé chez moi, avec mon VCR. C’était tout, c’était mon monde, dans ma tête et dans mon cœur.

Comment considériez-vous l’école ?

C’était une pause dans la vraie vie, qui recommençait quand j’arrivais chez moi, je n’étais que de passage à l’école. J’entretenais beaucoup de relations amicales épistolaires aux quatre coins du monde. Les autres gamins de la classe ne comprenaient pas ça, ils aimaient les choses « normales » et venaient à l’école pour avoir des bonnes notes. Personnellement, j’ai vite arrêté d’en avoir quelque chose à faire quand mon prof d’anglais m’a saqué car il ne m’appréciait pas. Je n’étais sûrement pas bilingue quand j’avais quatorze ans mais j’écrivais un sacré anglais américain. J’étais imprenable. Toutes les paroles de mes chansons étaient en anglais. Mon meilleur ami Kyle était de Californie, on s’écrivait tout le temps. Alors, bon, qu’ils aillent se faire voir. Je savais ce que je valais. Mon monde était ailleurs. Les gens qui nous ressemblent sont parfois loin. Sans compter qu’on a du mal à les laisser rentrer dans notre univers. (sourire)

Vous êtes toujours en contact avec Kyle ?

Non, malheureusement. J’aimerais beaucoup ! Je pense à lui de temps en temps, j’espère qu’il va bien. Il doit avoir 42 ans maintenant. Je devrais essayer de le retrouver, mais bon un Kyle Williams aux Etats-Unis, ils doivent être nombreux (rires).

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