Une fois passé l’arbre Bob Marley, de nombreux amateurs de reggae ont découvert la profondeur et la diversité de la jungle musicale jamaïcaine à travers les compilations de Trojan Records, Qobuz revient sur la trajectoire fluctuante d’un label qui fait partie des références de la réédition reggae, en compagnie de Laurence Cane-Honeysett, curateur de la maison de disques et auteur du livre “The Story of Trojan Records”.

Si aujourd’hui, la Jamaïque représente un marché culturel à part entière, au début des années 60, pas grand monde n’était au courant de l’ébullition artistique qui s’y déroulait. A Kingston, toutefois, deux jeunes expatriés veillaient au grain, l’Anglais Chris Blackwell et l’Australien Graeme Goodall, ingénieur en chef de la radio nationale jamaïcaine, la JBC. Depuis 1959, ils ont lancé le label Island pour produire les talents locaux, et en 1962, alors que le ska prend son envol, Blackwell décide d’installer le label à Londres pour mieux toucher les émigrés des Caraïbes (Goodall quittera rapidement le navire pour lancer les labels Doctor Bird et Pyramid, qui produira notamment le hit Israelites de Desmond Dekker en 69 ; il dirigera aussi Attack, sous-label de Trojan).

Deux ans plus tard, Island connaît son premier succès avec My Boy Lollipop de Millie Small. Mais ce marché embryonnaire est déjà encombré : “A Londres, Island devait faire face à Melodisc, R&B, Rio et Doctor Bird, puis deux autres acteurs majeurs, Pama et B&C, pour Beat & Commercial”, raconte Laurence Cane-Honeysett. “B&C avait été créé par Lee Gopthal, également un expatrié de Jamaïque, qui était le propriétaire des bureaux que louait Island à Londres. Après plusieurs années de compétition féroce à se battre pour les mêmes artistes, B&C et Island ont fini par comprendre qu’il était plus simple de travailler ensemble pour dominer le marché du reggae. Alors, en juillet 1968, ils ont mis leurs ressources en commun pour créer Trojan à 50/50, avec le catalogue d’Island et les réseaux de distribution de B&C. Trojan était né par pur pragmatisme.”

L’opération permet aussi à Chris Blackwell de compartimenter le reggae, lui qui a déjà réorienté Island vers la pop et le rock en signant par exemple le Spencer Davis Group. Le reggae ne reviendra en force sur Island qu’avec Bob Marley lors de la décennie suivante. Au quotidien, Blackwell n’est d’ailleurs plus impliqué, Trojan est géré par Lee Gopthal et David Betteridge pour Island. Ce sont eux qui sont chargés de créer un marché pour cette musique qui choque encore les oreilles des métropolitains. “Au début, la musique jamaïcaine réalisait de piètres chiffres au Royaume-Uni. À part My Boy Lollipop, ce n’est qu’en 1967 qu’on a commencé à voir des disques jamaïcains apparaître dans les charts, malgré leur quasi-absence dans les playlists de la BBC Radio One, la seule radio nationale officielle de l’époque, rappelle Laurence Cane-Honeysett. La création de Trojan en 68 a coïncidé avec le début d’une nouvelle sous-culture britannique, les skinheads, même si ce terme n’a été utilisé pour les désigner que bien plus tard. Cette période fut aussi le moment où la musique jamaïcaine a muté de l’entraînant et soulful rocksteady à une nouvelle forme vite nommée reggae. Evidemment, la communauté afro-caribéenne constituait le plus gros des consommateurs mais de plus en plus de Blancs, des jeunes de la working class, pour la plupart des mods, s’y intéressaient. En revanche, les grands médias considéraient cette musique comme idiote et répétitive, ce qui n’a pas aidé les ventes.”

Créez un compte gratuit pour continuer à lire