Documentaire passé si vite en salle, Pianomania se voit offrir une nouvelle vie avec cette réédition en DVD.

Les héros de Pianomania ne sont pas les pianistes internationaux qui figurent au générique (Lang Lang décidemment impressionnant, Brendel, Aimard) tous lancés à la recherche du son parfait de leur piano, c’est-à-dire à la recherche de la paix psychologique dont ils ont besoin au concert dans des salles immenses ou au disque au volant de leur bolide noir – non, le vrai héros du film est Stefan Knüpfer, dont on nous dit qu'il est aujourd'hui le technicien accordeur vedette de chez Steinway. Un homme qui fait le tour du monde aux frais de son employeur, pour satisfaire les stars du piano, et s’assurer de la sorte les faveurs renouvelées des pianistes les mieux payés du moment.

Cador et cabot, Knüpfer en fait gentiment des tonnes dans la modestie et l’empathie devant la caméra, et figure un anti-héros de rêve dans un monde, on le sait, où les puissants et les gens en vue déméritent tant.

Il est cet artisan que la direction marketing d’une firme de luxe aime à montrer, pour souligner que le geste de l’homme fait la valeur des montres, des stylos… ou des pianos. Dans ce film réalisé par Robert Cibis et Lilian Franck, Knüpfer passe une année pleine à préparer l’enregistrement de Pierre-Laurent Aimard, pianiste vedette du film et de la DG, à bidouiller au mieux l’instrument choisi, à lui faire donner les couleurs de clavicorde ou d’orgue que l’artiste veut produire selon les moments de cet Art de la Fugue qu’il enregistrera luxueusement à Vienne dans une grande salle vide qui coûte une blinde.

Il y aura un malaise constant dans ce film pour l’amateur de piano un peu, disons connaisseur. La raison en est que Pianomania est un film publicitaire. Et, du point de vue général, un film d’idéologie. Un film publicitaire pour Steinway et sa jet-set pianistique, installée à Vienne devant les micros de Universal, et l’apologie du discours dominant du « piano-unique » tel qu’il entend se maintenir dans le sillage de la regrettable disparition de tant de marques de pianos, et la variété des instruments offerts à l’écoute dans les salles et au disque.

Ici, le postulat est posé dès le début : il n’y a qu’un seul instrument qu’on puisse jouer ou améliorer : le Steinway. Pis : ce sont les raisons mêmes d’une uniformisation du son créée par la suprématie commerciale de cette marque que son employé Knüpfer entend combattre un peu, au service de ses pianistes toujours (et très honorablement) insatisfaits. Knüpfer est le régleur d’un modèle de Formule 1 qui, à quelques détails de dissemblance près, sort de l’usine des produits tous identiques, qu’on essaie ensuite d’adapter à la marge au goût de tel ou tel de ses prestigieux utilisateurs. Ce nivellement de la gastronomie pianistique est fait au détriment d’une vraie variété de sons, de couleurs, de timbres, de styles, qu’on obtiendrait plus surement en… changeant tout simplement de marque de piano et en prenant le même temps à régler des instruments moins réguliers mais plus caractérisés ! Knüpfer lui, dans ce qui est présenté dans le film comme d’une grande audace, descend au sous-sol pour proposer à Aimard de changer… de Steinway. Voilà bien avouée la limite du discours, et le danger de la pédagogie de ce film vis-à-vis du public : hors Steinway il n’y a point de salut.

On ne veut pas être méchant à propos de Pianomania, car c’est un documentaire agréable et bien fait, qui pour beaucoup entrouvrira les coulisses auxquelles ils n’accèdent jamais – et cela fera une soirée convenable pour ARTE.

Mais il est comparable à une agriculture de grande marque qui nous proposerait des additifs pour ses tomates en serre – et non pas de goûter à la vraie tomate de jardin.

Au demeurant, il existe, il exista, il existera aussi des pianistes pour lesquels le piano intrinsèquement n’est pas responsable de tout, et qui « créent » leur son avec ce qu’on leur donne. Ceux-là se fichent un peu des subtils défauts de la bête et attendent moins du mécanicien que semblent attendre les pianistes de Pianomania. Ils estiment préférable de s’en sortir avec leurs doigts – ils sont souvent parmi les plus singuliers.

Et puis, il existait le plus grand de tous ceux qui étaient maniaques de l’instrument, Michelangeli, dont on dit qu’il montait et démontait son piano lui-même et jusqu’au dernier marteau, mais aussi jouait et enregistrait des instruments très différents les uns des autres et de plusieurs marques différentes. Des instruments anciens, modernes c’est selon. Son Art était aussi la pédagogie de la différence et de la liberté du son à produire. On ne peut s’empêcher de penser qu’il n’aurait pas aussi naïvement exposé ses angoisses (de vraies angoisses celles-là, maladives) devant un monstre plein de défauts, son piano, qu’il semblait désespérer de jamais dominer – quand avec Monsieur Knüpfer une solution, celui du SAV de la grande marque, paraît toujours possible…

Pianomania Bande-annonce VOSTFR

FraNaviDistribution