La comédienne et chanteuse allemande Barbara Sukowa sort son premier opus 100% rock !

On connaissait la comédienne de théâtre, de cinéma, la chanteuse classique, etc. Il faudra désormais ajouter le rock au long CV de Barbara Sukowa ! Avec la sortie de son album Devouring Time, l’éclectique Allemande, épaulée par les X-Patsys, se lance dans un projet unique, certes rock, mais rock… à sa manière. Côté grand écran, Sukova qui incarne actuellement l’incroyable Hildegarde de Bingen, religieuse bénédictine allemande du XIIe siècle qui fut à la fois musicienne, médecin et linguiste, dans le film Vision de Margarethe von Trotta, devrait selon les rumeurs incarner la philosophe Hannah Arendt dans un film signé de la même von Trotta…

Née le 2 février 1950 à Brême, Barbara Sukowa a étudié les arts dramatiques à l’Ecole Max-Reinhardt (HDK) de Berlin. En 1983 la revue Theater Heute la couronna Meilleure actrice pour son interprétation de Hilde Wangel dans la pièce d’Ibsen Solness le Constructeur dans la mise en scène de Peter Zadek. Ses rôles dans Lola de Fassbinder et Les Années de plomb de Margarethe von Trotta, deux films-phares des années 80, sont demeurées inoubliables. Sukowa a continué de travailler avec von Trotta jusqu’à ce jour. Elle fut récompensée à maintes reprises pour ses rôles à l’écran comme à la scène : deux prix Bundesfilm, prix de la meilleure actrice à la Biennale de Venise (Les Années de plomb), à Cannes (Rosa Luxembourg), au Festival des films du monde de Montréal en 2007 (L’invention de la saucisse au curry), le Prix Grimme et le Prix de l’Académie bavaroise du film.

Par ailleurs, Barbara Sukowa entame au début des années 80 une carrière parallèle de chanteuse. Ses racines et sa formation sont d’abord classiques, et elle se fait remarquer par ses performances du Pierrot Lunaire et des Gurre-Lieder de Schönberg, du Cassandra de Jarrell, de pièce de Prokofiev et de Honegger sur les plus grandes scènes du monde (Concertgebouw d’Amesterdam, Carnegie Hall à New York, le Suntory Hall de Tokyo). Elle collabore avec des chefs de renommée internationale tels Reinbert de Leeuw, Claudio Abbado, Esa Pekka Salonen, David Robertson et Josep Pons. Elle enregistre en 2008 Im wunderschönen Monat Mai pour Winter&Winter, pour lequel elle obtient un Prix ECHO musique classique, en plus d’une nomination pour un Grammy.

C’est toutefois son amour du rock que Sukowa explore sur son nouvel album Devouring Time, où elle joue avec les X-Patsys, fondé conjointement avec Robert Longo, son mari, et Jon Kessler. Le nom du groupe s’inspire d’un rêve de Kessler fait il y a une dizaine d’années dans lequel Sukowa lui apparut chantant des chansons de Patsy Cline et vêtue « d’une de ces chemises western, avec de longs cheveux, une jupe et des bottes de cowboy », se souvient Kessler. Ce rêve piqua suffisamment la curiosité de Barbara Sukowa pour qu’elle se procure un best of de la célèbre chanteuse country, ainsi qu’un livre de partitions. « J’ai grandi dans la musique classique et je ne me suis jamais trop intéressée à la musique populaire », explique Sukowa. Mais Cline lui fit une très forte impression. Les trois compères expérimentèrent à partir des chansons de la chanteuse country, puis intégrèrent progressivement à leur répertoire des poèmes de Shakespeare, du poète baroque Andreas Gryphius et du romantique Heinrich Heine, avec des pièces de Robert Schumann et Tom Waits. Ils menèrent rapidement leur projet à la scène, se produisant à New York au Bowery Ballroom, Highline Ballroom et au Poisson Rouge.

Dès les débuts, les co-fondateurs Robert Longo et Jon Kessler ont joué un rôle crucial, contribuant à la conception du projet, sa mise en scène et tout son environnement visuel. Le peintre, photographe et sculpteur Longo est l’un des artistes américains contemporaines les plus notoires. Né en 1953 à New York, il reçut son diplôme universitaire du Buffalo State College en 1975. Notamment célèbre pour ses dessins au graphite, son travail fait l’objet de nombreuses expositions en solo et en groupe de par le monde, et constitue le cœur de collections importantes. Le cinéma et la musique font également parties intégrantes de son travail. En 1995, il réalise le film Johnny Mnemonic, avec Barbara Sukowa, Keanu Reeves, Dolph Lundgren et Ice-T. Il assura la conception scénique et des costumes pour l’opéra Lucio Silla de Mozart, lors du Festival de Salzbourg en 1993. Il avait auparavant formé au cours des années 70 un groupe de punk expérimental à New York, le Robert Longo’s Menthol Wars, dans lequel il jouait de la guitare et continuait au début des années 80 avec Rhys Chatham et Glenn Branca dans des formations noisy.

Jon Kessler se décrit pour sa part comme un artiste croisant plusieurs médias. Il termina ses études à la State University of New York en 1980. Il acheta alors un studio à Brooklyn, où il travaille toujours aujourd’hui. Kessler est d’abord connu pour ses « sculptures cinétiques », dont le fonctionnement est visible à l’observateur. Après le 11 septembre 2001, son travail a thématisé la surveillance, l’isolation et les velléités bellicistes aux États-Unis. Ses œuvres se retrouvent elles aussi parmi d'importantes collections permanentes, celles du MoMA, du Whitney Museum, MOCA, Walker Art Center, et du Musée d’Israël. Kessler enseigne à l’Université Columbia.

L’album Devouring Time s’ouvre par une interprétation inquiétante de Mitternacht (Minuit) du poète allemand du XVIIe siècle Andreas Gryphius. Sombre complainte sur la solitude, Mitternacht fut rédigé après les ravages de la peste et de la Guerre de Trente Ans, dans une Europe détruite et décimée. La triste conjugaison de la guerre et de la maladie faisait sentir ses effets partout. Le compositeur Heinrich Schütz dut développer une nouvelle façon de composer pour de petites formations, ne parvenant plus à remplacer nombre de ses chanteurs décédés. Réduisant les effets à l’essentiel, il composa des pièces d’une grande intensité, construites sur des dissonances nouvelles et ensorcelantes.

Avançons de trois cents ans. Réduction, intensité et dissonance sont peut-être les termes les plus aptes à décrire ces lignes de basses persistantes, les guitares désaccordées, la lourde batterie et la souffrance de Barbara Sukowa et des X-Patsys. Death Don't Have No Mercy in this Land commence comme un écho à Mitternacht : « You wake up one morning and your whole family is gone » [Vous vous réveillez un matin et toute votre famille a disparu]. Sukowa chante ce classique du blues de Blind Gary Davis comme s’il s’agissait d’une composition de Bob Dylan pour Marianne Faithfull, deux autres prophètes des insomniaques…

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Devouring Time s’écoute comme une suite d’obsessions nocturnes. Il nous plonge dans le désenchantement des nuits de pleine lune, nous force à cette lucidité propre à la noirceur, quand l’amour, la déchéance et la mort nous dévoilent leur triste visage. On se frotte aux tourments des sonnets de Shakespeare (Devouring Time, le titre de l’album provient du sonnet 19), aux fascinations morbides de Purcell, aux sombres prémonitions des lieder de Schumann, à la solitude de Kurt Weill, aux obsessions de Tom Waits dans Black Wings (les X-Patsys ont bénéficié d’une permission exceptionnelle de Waits pour enregistrer cette chanson), à la chanson des suicidaires Gloomy Sunday, au mélancolique Blue Moon.

L’album est une sortie obligée dans une nuit froide où Barbara Sukowa murmure, chante et crie, poussée en avant par des musiciens shootés à la caféine : le pianiste Anthony Coleman (John Zorn, Marc Ribot, Elliott Sharp, Dave Douglas, Guy Klucevsek, David Krakauer, Shelley Hirsch), le guitariste de rock Knox Chandler (Cyndi Lauper, Hal Willner, R.E.M.), le bassiste Sean Conly (Freddie Hubbard, Regina Carter, Ray Barretto, Tom Harrell) et le batteur Anton Fier (John Zorn's Locus Solus, The Lounge Lizards, The Feelies, Bill Laswell). Même la réconfortante Gentle Moon, du fils de Sukowa et Longo, Viktor Longo, résonne plutôt comme une balade de Nick Cave écrite pour un sombre western.

Et ce sont les chansons de Patsy Cline. Questionnée sur sa façon de chanter, Cline répondit un jour, « je chante comme si je soufrais à l’intérieur ». « J’aimais celle qui se profilait derrière la voix », explique Barbara Sukowa. Cette fragilité est particulièrement flagrante dans la reprise de I Fall To Pieces. Sukowa et les X-Patsys réduisent la chanson à son titre, répété dans une progression dramatique, sur un rythme ravélien. Bien qu’elle chante d’abord les paroles avec une certaine maîtrise, elle se trouve elle-même progressivement « réduite en pièces », comme l’héroïne de la chanson, sous les coups du jeu des musiciens.

Les X-Patsys jouent aussi Strange, She’s Got You, Walking After Midnight et Crazy, quatre autres classiques de Patsy Cline. « Les partitions sont assez simples », souligne Sukowa. « Mais ce que Robert et Jon ont cherché à faire, parce qu’ils ne s’intéressent pas vraiment à la country, c’est interpréter cette chanson d'une façon nouvelle. »

La production a été mixée par l’ingénieur sonore Ron Saint Germain (Living Colour, Soundgarden, U2, Duran Duran, Red Hot Chili Peppers, Killing Joke, Creed, Kraftwerk, Whitney Houston, Diana Ross, Michael Jackson, Ashford & Simpson, les Last Poets, entre autres). Saint Germain et le producteur Stefan Winter, lui même connu pour ses films audio uniques (du cinéma pour yeux clôs), avaient déjà collaboré au cours des années 80. Au final, l’album Devouring Time est un collage rock et littéraire parcourant 300 années de noirceur, amour et mort, du baroque à l’époque moderne.