Les terribles Parques ont été particulièrement cruelles ces derniers jours en tranchant la vie de trois grands musiciens, le chef-d'orchestre allemand Wolfgang Sawallisch (22 février), l'organiste française Marie-Claire Alain (26 février) et le pianiste américain Van Cliburn (27 février).

André Tubeuf a remarquablement décrit dans ces colonnes l'exceptionnel travail de Wolfgang Sawallisch à l'Opéra de Munich, qui fut "sa" maison durant de nombreuses années. J'ai moi-même eu la chance d'avoir pu un peu côtoyer Sawallisch dans ma jeunesse, lorsque j'étais le modeste bibliothécaire de l'Orchestre de la Suisse Romande (dont il fut le titulaire de 1972 à 1980). A ce titre, j'ai assisté à de nombreuses répétitions et concerts. J'ai également suivi l'orchestre et son chef lors d'une mémorable tournée en Allemagne, au cours de laquelle l'OSR donnait en première audition (!) les Valses nobles et sentimentales de Ravel dans certaines villes d'importances secondaires. Et chaque fois j'éprouvais la même fascination pour la clarté et l'élégance du geste, l'extrême soin du détail et la grande exigence qui était la sienne, mais toujours accompagnée d'une réelle courtoisie. Pour Sawallisch la musique était religion. Sa prétendue froideur (qui pouvait d'ailleurs l'apparenter à Ernest Ansermet, lequel l'avait appelé pour lui succéder) provenait de sa modestie et d'une volonté manifeste de ne pas imprimer son égo aux oeuvres qu'il servait. C'était évidemment illusoire, car c'est bien sa propre personnalité qui transparaissait dans son art. Jamais plus on entendra un Schumann aussi frémissant, à fleur de peau, instable et tellement émouvant. On sait que le péché mignon des chefs-d'orchestre est de retoucher l'orchestration des symphonies de Schumann qui est - soi-disant - mauvaise. Wolfgang Sawallisch m'avait affirmé qu'il n'avait pas touché une seule note à ces partitions et qu'il suffisait "simplement" de les faire sonner. Mais il m'avait aussi expliqué, avec une certaine tristesse, que la tradition était désormais perdue et qu'il ne pourrait plus jamais diriger ces symphonies comme il avait pu encore le faire dans le miraculeux enregistrement réalisé, en 1973, avec la Staatskapelle de Dresde. C'est probablement cette même modestie qui a empêché Wolfgang Sawallisch d'être starisé comme certains de ses confrères. Fuyant les mondanités, répondant peu aux interviews, mais doté d'un certain humour lorsqu'on a avait la chance de parler avec lui, il était entièrement voué à son art de chef-d'orchestre et de pianiste qu'il pratiquait comme un apostolat. Des années après je suis encore hanté par le souvenir d'une interprétation particulièrement bouleversante du Voyage d'hiver de Schubert, au Grand Théâtre de Genève, avec son ami Dietrich Fischer-Dieskau. Les deux artistes avaient comme suspendu le temps et l'amertume de ce cycle magistral fut reçue en plein coeur par une assemblée retenant son souffle.

Heureusement, Wolfgang Sawallisch restera bien vivant grâce à son abondante discographie d'une très grande qualité. Il aimait enregistrer et gardait le même souffle au studio qu'au concert. Outre sa définitive intégrale des Symphonies de Schumann déjà mentionnée, vous pourrez télécharger et écouter sur votre Qobuz de très nombreuses merveilles comme les Symphonies de Mendelssohn, celles de Beethoven (en 2 volumes), la musique religieuse de Schubert nimbée d'une tendre piété, de très nombreux opéras dont ceux de Strauss et de Wagner, et une des meilleures Flûte enchantée de l'histoire du disque. La hauteur de son art pianistique s'est faite plus rare au disque, on écoutera donc avec une délectation particulière ce récital Strauss avec Margaret Price qui fait partie des disques à emporter sur une île déserte ou dans son jardin secret.

Marie-Claire Alain fait partie du petit nombre d'organistes ayant accédé au rang de vedette internationale. Son art rayonnant, la clarté de son jeu, la pureté de son style l'on amenée a jouer dans le monde entier. Son sens de la pédagogie la conduit dans les grandes universités américaines, canadiennes, japonaises et dans de très nombreux conservatoires européens. Multipliant les honneurs, Marie-Claire Alain était une des meilleurs ambassadrices de l'orgue français dans le monde entier.

Avec plus de deux cents enregistrements vendus à quatre millions d'exemplaires, elle laisse une très riche discographie dont les piliers fondateurs reposent sur ses trois intégrales de la musique pour orgue de Johann Sebastian Bach. Mais cette abondance est aussi synonyme de diversité et de curiosité. On trouvera aussi des oeuvres de Buxtehude, Bruhns, Georg Böhm, Couperin, Grigny, Daquin, Pachelbel, Mendelssohn, Franck, son frère Jehan Alain, Liszt, Widor, Vierne, Messiaen et nombreux concertos dont celui de Francis Poulenc.

Le pianiste américain Van Cliburn a défrayé la chronique en pleine Guerre froide lorsqu'il a, en 1958, remporté avec éclat et sous la bénédiction de Nikita Khrouchtchev le premier prix du fameux Concours International Tchaïkovski de Moscou. Le jeune pianiste texan est alors devenu une véritable star, un statut rarissime pour un musicien classique. A son retour de Moscou, il est accueilli par 100 000 personnes massées le long de Broadway pour une gigantesque Parade. Son nom reste indissolublement lié au 1er Concerto de Tchaïkovski et au 3e Concerto de Rachmaninov qui furent ses chevaux de bataille et dont les enregistrements légendaires sont à la base de bien des rêves de carrière.