De tous temps les artistes ont retouché leurs œuvres, en y apportant sans cesse des modifications pour les rendre les plus parfaites possible, jusqu'au concept de l'œuvre ouverte que des compositeurs comme Stockhausen, Berio, Pousseur ou Boulez ont systématiquement exploité. Si les ajouts et retranchements successifs disparaissent dans la littérature une fois qu'une version définitive est établie et imprimée, ils peuvent apparaître aujourd'hui dans la peinture grâce aux moyens sophistiqués dont nous disposons. Certains "repentirs" peuvent certes se deviner avec des yeux aguerris, mais ils apparaissent surtout grâce à des examens aux rayons X ou par réflectographie infrarouge. De telles découvertes sont d'un intérêt capital pour l'histoire de l'art, car elles permettent de comprendre la technique et la manière de procéder d'un artiste. Elles contribuent aussi à rendre les attributions plus sûres, puisque, si les peintres font souvent des repentirs, les copistes n'en font pas...

Un compositeur ne procède pas différemment d'un peintre dans son atelier, mais sa création n'étant pas matérialisée par un objet fini, on se trouve quelquefois en présence, à moins de destructions de la part du créateur, de plusieurs textes musicaux. Certains compositeurs écrivaient sans aucune rature et ne reprenaient pas leurs manuscrits (Mozart, Ravel) alors que d'autres raturaient sans cesse au risque de devenir peu lisibles pour le graveur (Beethoven, Debussy).

Comme pour la peinture, l'examen d'une partition est passionnant pour bien comprendre le processus créateur de son auteur, mais, le cas de la musique est particulier, pour ne pas dire embarrassant, puisque on peut se retrouver en face de plusieurs originaux, dans le domaine de l'opéra notamment où certains passages étaient réécrits en fonction des chanteurs. Dès lors il est difficile d'établir une version "originale".

Les interprètes sont de plus en plus sensibles à l'histoire d'une œuvre et il sont nombreux aujourd'hui à ne plus se contenter de seulement jouer une partition, ils aiment aussi en connaître le contexte et les différents avatars qu'elle a pu connaître. Le disque permet ensuite au mélomane de découvrir par lui-même les différents états d'une œuvre qu'il croyait bien connaître. Quelquefois les écarts entre version originale et version définitive sont infimes (Symphonie Italienne (originale par Brüggen) ou ouverture de Ruy Blas (originale par Abbado) de Mendelssohn), d'autres fois les différentes sont énormes (Symphonies de Bruckner, en particulier la 4e, dont la première version de 1874 a été enregistré par Eliahu Inbal).

Le cas le plus connu, et le plus spectaculaire, de ce genre de métamorphose, est constitué, me semble-t-il, par les trois ouvertures que Beethoven écrivit pour son opéra Leonore, avant qu'il ne devienne Fidelio pour lequel il composera une ouverture complètement nouvelle. L'écoute successive des ouvertures de Leonore II et Leonore III est désorientante ; on ne sait jamais vraiment dans quelle œuvre on est, car Beethoven brouille les pistes en développant ses thèmes d'une manière très différente. Ces trois ouvertures étant publiées, nous ne sommes donc pas en présence d'une version originale et d'une version définitive, mais de trois œuvres autonomes qui ont été jouées avec l'assentiment de leur auteur. De même Mozart qui a laissé une deuxième version de sa célèbre Symphonie en sol mineur (la "Quarantième" !), en ajoutant deux clarinettes à son instrumentation originale sans rien toucher à sa partition.

Mais tout change lorsqu'un compositeur a revu une œuvre sans autoriser, ni même penser, qu'une "première" version serait un jour déterrée par un musicologue ou un musicien. C'est le cas de quelques partitions célèbres comme la Symphonie n° 4 en ré mineur, de Robert Schumann. Devant le peu d'enthousiasme suscité par la création de la première mouture de cette Symphonie en ré mineur, Schumann la transforma dix ans plus tard. L'œuvre prit alors l'appellation de Symphonie n° 4 op. 120 qu'on lui connaît de nos jours. Si Clara Schumann était ravie de ces changements, elle faillit se fâcher sérieusement avec Brahms qui préférait largement l'original à la version retouchée. En écoutant les deux versions, on ne saurait donner tort à Brahms, tant la partition originale (magnifiquement enregistrée par John-Eliot Gardiner et Heinz Holliger) regorge de nouveautés, d'audaces et d'incongruités gommées dans la version définitive. On regrette que Wolfgang Sawallisch qui a laissé une intégrale absolument sans égale, n'ait pas eu connaissance à l'époque de cette première version.

Le Trio en si bémol opus 8 que Johannes Brahms (photo ci-dessus) écrivit rapidement à l'âge de 20 ans, en 1854, connaîtra le même sort pour un résultat inverse. La première version est exubérante, décousue, démesurée. Elle fût vite publiée, puis corrigée par Brahms trente-quatre ans plus tard qui déclara lui avoir infligé "un coup de peigne et d'arranger légèrement ses cheveux". En fait le compositeur l'amputa de plus d'un tiers en gardant le matériau thématique de base mais en recomposant pratiquement tout l'ouvrage. Un travail là aussi passionnant, car il a su conserver tout l'esprit juvénile de ce premier jet, tout en sachant concentrer l'écriture en simplifiant la lourde structure originale. Le Trio Oliver Schnyder vient d'enregistrer les Trios de Brahms avec les DEUX versions de l'opus 8 et la confrontation est vraiment saisissante.

Le cas le plus connu reste évidemment celui du corpus des Symphonies que Bruckner ne cessa de remettre sur le métier à la demande d'amis bien encombrants qui ne comprenaient pas grand-chose à l'originalité de sa musique. Le choix des versions est donc compliqué pour le mélomane et de nombreux chefs, et non des moindres, ont longuement hésité avant de choisir une version plutôt qu'une autre.

Depuis quelques années on assiste donc à des exhumations qui, si elles ne remettent pas en question le texte définitif établi par le compositeur, élargissent la connaissance de chefs-d'œuvre que l'on pensait intangibles, comme la première version du Concerto de Mendelssohn par Daniel Hope ou celle du Concerto de Sibelius par Leonidas Kavakos. Alors qu'on a enregistré tout le répertoire, ce champ d'exploration ouvre de nouvelles perspectives aux interprètes curieux et désireux de se démarquer d'une histoire de l'interprétation qui pèse lourdement sur leurs jeunes épaules.