Affectueusement surnommée Chouchou par son père, Claude Emma Debussy est devenue l'héroïne du dernier roman de Damien Luce, par ailleurs pianiste, compositeur, comédien et dramaturge. En se glissant dans la peau de cette jeune fille de 13 ans, l'auteur a imaginé un journal intime dont le point de départ est la mort de son père le 25 mars 1918. L'exercice est périlleux car il est bien difficile de savoir ce qui se passait réellement dans la tête de cette petite fille choyée par son père. On peut aussi douter des considérations philosophiques et du vocabulaire si riche que l'auteur prête à cet enfant, mais le résultat est touchant et l'on assiste à toute une galerie de portraits qui restituent le climat de cette époque obscurcie par la guerre. Chaque semaine - se promet Chouchou - je jouerai un morceau de "Claude Debussy". Ce sera ma façon de fleurir sa mémoire, de la démourir. Je retracerai sa vie pas à pas, note à note. Ce postulat de base permet à l'auteur, pianiste lui-même rappelons-le, de décrire les oeuvres pour piano de Debussy avec simplicité et clarté en recourant quelquefois à des citations provenant du compositeur lui-même. Une astuce littéraire qui fait défiler sous nos yeux les titres évocateurs comme les Deux Arabesques, la Suite bergamasque, les Estampes, les Images, Children's Corner (écrit pour sa fille), les Préludes et les Etudes. Maurice Ravel s'introduit dans l'intimité familiale et parle en langage chat avec Chouchou (une transposition de la correspondance de Ravel et de Colette), alors que l'on croise Stravinsky en train d'écrire L'Histoire du Soldat (que Debussy n'aura pas pu connaître) et des personnalités comme Marguerite Long, André Caplet et le marin-compositeur Jean Cras.

Ce petit livre délicat se fait aussi le témoin des premiers émois amoureux de Claude-Emma avec Marius, un garçon de quinze ans, le fils de l'instituteur qui fait des châteaux de sable sur la plage de Saint-Jean-de-Luz.

Et cette vie à peine ébauchée va sombrer dans la maladie, cette diphtérie qui a fauché des générations d'enfants jusqu'à son éradication après la deuxième guerre mondiale. C'était une angine terrible qui finissait par asphyxier le patient. Sous la plume de Damien Luce, Chouchou examine la situation avec mélancolie et une terrible lucidité :

Les filles du lycée tombent comme des mouches. C'est notre guerre à nous. Mais cette guerre là n'a pas de front. Elle vient nous cueillir dans nos chambres, dans nos draps, dans nos cellules, où les petits moines sont froidement exécutés (...) J'ai l'air d'un serpent boa qui essaierait d'avaler un melon, tout rond. Quand on me rend visite (Dolly, Raoul, Roger-Ducasse, qui décidément ne vient à la maison que quand quelqu'un y meurt), on me fait le fameux sourire. Il ne signifie plus : "Pauvre petite, je sais que ton papa est mort", mais "Pauvre petite, je sais que tu vas mourir" (...) C'est laid, un humain qui meurt. Ça sent mauvais. Un arbre mort sent toujours bon, et les oiseaux continuent de se poser sur ses branches. J'ai parlé à maman de cet arbre creux, dans lequel j'aimerais me cacher pour mourir. Elle a mis un doigt sur sa bouche, en disant : "Ne raconte pas de bêtises". Chouchou est emportée par la diphtérie le 16 juillet 1919, un peu plus d'une année après son papa, laissant sa mère, Emma Bardac, doublement inconsolable.

En dépit de son jeune âge, elle est décédée à l'âge tendre de 14 ans, Claude-Emma Debussy était une jeune fille de talent, pianiste accomplie, à la tête exceptionnellement bien faite ; elle fut un peu la muse et l'inspiratrice des dernières années de son père et l'on ne peut que se prendre à rêver du tour qu'aurait pris sa vie avec tant de promesses. Le petit ouvrage de Damien Luce la sauve de l'oubli et de l'anecdote tout en pointant l'injustice de la fatalité sur les êtres.

Damien Luce : La Fille de Debussy Editions Héloïse d'Ormesson, 2014