Casse-tête chez le duo phare de la pop atmosphérique : quelle suite donner à l’album parfait ? Réponse : laisser l’époque de côté, et chercher la transcendance.

Un orgue lancinant, des arpèges de guitare dans la reverb, une batterie statique et métronomique et la voix de Victoria Legrand. Rauque, puissante, sans le moindre vibrato, la voix. Depuis 2006, c’est dans ce cadre imposé pour le moins restreint que le couple Beach House (Victoria Legrand au chant et claviers, Alex Scully aux guitares) mène sa barque, complètement au large des micro-tendances de la pop en réseau(x). D’engourdie et vaguement austère sur ses deux premiers albums, la mécanique Beach House s’était soudain débridée en 2010 pour livrer ce qui constituera probablement le sommet artistique d’une carrière, l’époustouflant « Teen Dream ». Dix titres lyriques, amples et solides dont l’équilibre et la précision – à mi-chemin entre la sécheresse américaine de Fleetwood Mac et les brumes de Cocteau Twins – s’imposaient à tous, naturellement et immédiatement. Pour la première fois de sa carrière, l’Ailleurs rêvé que Victoria Legrand n’a jamais cessé de chanter ne semblait plus nécessairement appartenir à un passé sous cloche, muséifié. Le groupe touchait à la vérité d’une émotion vivante, vibrante. Quelque chose avançait chez Beach House en même temps que ses chansons, et tout le monde en fut touché – public, critiques, disquaires. Bref, Beach House tenait là un classique.

Dès lors, quelle suite envisager à l’album parfait ? Quelle stratégie son successeur « Bloom », devrait-il adopter ? On imagine d’ici le casse-tête en studio. À écouter Victoria Legrand, le changement, c’est moyennement maintenant : « Nous utilisons toujours le même orgue, la même guitare, les mêmes pédales, les mêmes boîtes à rythmes, tous ces sons que nous aimons tant et qui ont bâti ce que nous sommes aujourd'hui. Nous essayons simplement de faire jouer notre inspiration et notre créativité dans ce cadre-là, et à nous éloigner de ces sons pour les emmener vers quelque chose d'autre. » La principale évolution de Beach House est à chercher ailleurs, du côté de la scène : « Nous sommes désormais un groupe qui tourne énormément, explique la chanteuse. Depuis 2010, nous avons dû donner trois cents concerts. Nous sommes ‘physiques’, nous donnons de notre personne, nous ne restons pas cloîtrés en studio. Nous croyons vraiment au fait de ‘montrer la musique’, d'en faire un spectacle (‘showing the music’ – ndr). » Des prestations intenses, professionnelles. Des centaines d’heures passées tête baissée, les cheveux devant les yeux, à prendre des notes en temps réel de ce qui fonctionne ou pas. Et au final, des leçons bien apprises : jamais l’écriture de Beach House n’a paru aussi fluide et spontanée que sur « Bloom ». Le moindre riff de guitare (« Wild »), le moindre gimmick vocal (« Lazuli »), le moindre break pré-refrain (« Other People ») transpire désormais cette quête de l’efficacité.

DISTANCE DE SÉCURITÉ

En surface, le duo a réussi quelque chose d’assez joli : vulgariser un style ultra-singulier, en surligner subtilement les spécificités, simplifier le propos sans jamais donner l’impression de se vendre. « Quand je réécoute nos premiers albums, analyse Alex Scully, je les trouve incroyablement superficiels. Il n'y a rien qui me semble profond. Maintenant, les choses semblent tout simplement plus là. Tu peux t'emparer des choses, les attraper, les empoigner. » L’éclosion (bloom) que Beach House évoque en titre, est-ce donc celle qui la rendrait accessible aux yeux, aux oreilles et aux mains du grand public ? Pas si sûr.

Car à bien l’écouter, ce nouvel album s’apparente moins à une éclosion qu’à une fuite. Certes, le son s’est encore – élégamment – épaissi, certes les mélodies sont encore plus évidentes. Mais c’est depuis une certaine distance (de sécurité ?) que le groupe s’exprime désormais. Sur « Teen Dream », la voix de Victoria Legrand, par la netteté de son grain, agrippait l’auditeur par le ventre. L’exposition de ses nuances et de ses aspérités prenait glorieusement le risque de l’impudeur. Les instruments avaient le choix : certains claquaient sèchement droit devant, d’autres plongeaient au loin. Sur « Bloom », Beach House dresse un mur de couches sonores et de reverb entre lui et le monde. « Nous voulions un album qui ait aussi une très grande profondeur, explique Scully ; que sous la surface, tu puisses t'enfoncer très loin dedans. » Linéaire et résigné, « Bloom » s’enfonce effectivement très profond. Mais où ? Malgré son titre « progressiste », « Bloom » donne l’étrange impression d’une mécanique qui tournerait non pas à vide, mais à l’envers, à contretemps. Autrefois intemporel et énigmatique, l’âge d’or convoqué par les chansons du groupe perd aujourd’hui en mystère ce qu’il gagne en références explicites : la pop planante des années 90 (« Irene ») le shoegazing (« New Year »), terre des vrais teen dreams du couple. Victoria Legrand : « J’ai beaucoup écouté Cocteau Twins pendant que nous faisions cet album. Quand j’écoute leurs disques, je ne comprends rien de ce que dit Liz Fraser, mais à chaque écoute, je distingue des choses différentes, qui dépendent du contexte. C’est précisément ce que nous recherchions sur ‘Bloom’. »

INTERNET TUE L’ÂME DES GENS

Ce mouvement de retour arrière vers le début des années 90 ne pourrait être qu’une passade stylistique comme une autre si elle ne s’accompagnait pas de sa dimension extra-musicale : une nostalgie de l’ère pré-Internet de la part d’un groupe qui n’a jamais connu que ça. « Nous ne crachons pas dans la soupe, recadre Scully, nous savons que nous sommes un groupe ‘issu d'Internet’. Simplement, cette culture est vraiment mauvaise, il faut regarder les choses en face. Nous vivons dans un monde où la qualité est systématiquement dégradée. » Un monde qui n’a jamais autant consommé de musique, mais qui ne l’a jamais aussi peu respectée : « L’album qui leake, les photos privées publiées sans notre accord… Ça n’est même pas une question de manque à gagner financier, c’est une question de respect de l’art. Les gens qui font ça ruinent leur propre rapport à l’art. Quand est-ce que les gens arrêteront de se comporter comme des animaux ? La musique est évidemment un problème microscopique comparé aux autres problèmes auxquels est confronté Internet – le racisme, la haine, la pornographie, etc. – mais il nous affecte directement. Plus il y aura Internet, moins il y aura de prises de risques artistiques et moins il y aura d'artistes, tout court. Je pense qu'on ne s'en rend pas encore compte, mais où étaient les bons albums l'an passé ? Où étaient les bons artistes ? Internet tue l'âme des gens. »

Alors Beach House se replie sur ses fondamentaux, creuse son sillon, en appelle à une digestion lente des informations, cherche du sens. Quitte à passer pour les réacs de service. « La tendance actuelle est de se soucier avant tout de l'esthétique et non de ce qui fait le noyau de cette esthétique, poursuit Scully. On en reste à la surface, mais on délaisse complètement le vrai cœur de la chanson, ce qu'elle a en elle tout au fond : le noyau, le sens. Tout ce qui crée vraiment la transcendance. » C’est peut-être dans cette envie affirmée d’une transcendance, d’une élévation par la musique et le travail qu’il faut guetter la fameuse « éclosion » du titre. Une éclosion personnelle, spirituelle, qui prend le risque de se prendre au sérieux, en pleine dictature du lol. Victoria Legrand : « L'avantage d’être dans Beach House, c'est que cela nous fait croire en d’autres personnes, en des choses qui sont simplement au-delà du banal. Tout le monde a besoin de croire en quelque chose – dans la beauté, dans le travail – pour ne pas finir blasés. C'est en cela que Beach House me rend meilleure. » Plus que jamais un groupe rare. Donc cher.

Maxime Chamoux

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