La claveciniste signe un passionnant DVD consacré à Domenico Scarlatti qui dépasse le simple documentaire biographique en évoquant également la facture instrumentale et son rôle majeur.

La claveciniste Aline d’Ambricourt a produit et réalisé un documentaire musical disponible en DVD : Domenico Scarlatti l’Intemporel. Plus qu’un simple portrait du compositeur né à Naples en 1685 et mort à Madrid en 1757, ce film se penche également sur la facture instrumentale liée à l’époque et son impact sur la création musicale.

Votre film consacre une large place à la facture instrumentale et sa relation évidemment étroite avec l’œuvre de Scarlatti. En tant qu’interprète, quelle part accordez-vous personnellement à ses considérations et problématiques techniques lorsque vous abordez les partitions du compositeur napolitain ?

Aline d’Ambricourt: Le film Domenico Scarlatti l’Intemporel d’une durée de 52 minutes propose un portrait de ses œuvres (les sonates) interprétées sur différents claviers de tous pays et toutes époques. Le manque d’informations biographiques sur le compositeur et cette problématique que vous évoquez m’a permis justement de mieux faire connaître la richesse et la variété des timbres de ces instruments que sont les épinettes, les clavecins, les piano-forte et le piano. Domenico Scarlatti napolitain, de naissance oui, mais il a passé plus de la moitié de sa vie au Portugal et en Espagne, son œuvre fut inspirée par la reine d’Espagne Maria Barbara et sa musique est emprunte de la vie espagnole, portugaise et italienne. C’est pourquoi, parmi cette riche variété sonore fascinante, jouer des claviers anciens de 250 ans à 400 ans, est un voyage dans le temps possible dont les sonorités témoignent de la multiplicité des possibilités d’interprétations. La considération est avant tout le plaisir ! Aussi, quand se pose un problème technique comme la difficulté de réussir un trille (ou ornement), sur une copie d’ancien, il disparait sur un clavecin d’époque. Souvent, la musique prend son sens simplement. L’outil, l’instrument, n’est plus une contrainte, et la magie opère. Certes, un clavecin vieux de 400 ans peut avoir une défaillance à tout moment, on évite de le jouer en concert car elle ne se prévoit pas par conséquent, il arrive de demander une certaine tolérance au public si une touche venait à coincer par exemple (n’oubliez pas de demander en sortant le dessin du caricaturiste). En fait, l’instrument historique vous donne le ton, la mesure, le tempo. La mécanique d’un clavecin ancien, souvent, ne vous permet pas d’aller vite, et l’étendue sonore d’un son au clavecin ou au piano forte donne l’envie de faire sonner l’instrument et donc de jouer la musique en l’écoutant vraiment : la virtuosité n’est pas dans la vitesse du jeu mais dans la rhétorique même de la mélodie ; c’est la précision du geste qui compte pour rendre ce qui a été écrit et c’est la fonction même de l’interprète. C’est pourquoi la magie opère avec un instrument ancien.

Comment a été perçue l’œuvre de Scarlatti à travers les siècles ? Et quels domaines vous semblent encore sous-estimés ou peu exploités ?

Décédé en 1757, Scarlatti était encore joué aux XIX siècle mais pas publiquement : Chopin disait bien à ses élèves de travailler pour leurs techniques ses sonates et que si elles n’étaient pas appréciées par le public et donc jouées en concert, (le regrettant), elles le deviendraient ultérieurement... Scarlatti n’a pas encore sa place aux côtés de Jean-Sébastien Bach, Mozart… Il y a les sonates qui sont des « stars » jouées par les plus grands interprètes, au piano au clavecin, à la guitare aussi, alors qu’il reste des bijoux méconnus, mais étudier 555 sonates est un long parcours. Le professeur néozélandais Dean Sutcliffe que j’ai interviewé tout le long du film, après avoir publié son livre monumental The Keyboard sonatas of D.S and the musical style of XVIII century met en lumière le « style » Scarlatti qui lui est propre, et que je trouve parfois très romantique. Il y a une sonate méconnue que j’enregistrerai dans mon prochain album CD Scarlatti (à paraitre en juin 2009), qui se rapproche du style de Carl Philip Emmanuel Bach avec sa riche écriture ornementale, l’écriture est précoce pour son temps alors que son père, Jean-Sébastien Bach, est né la même année que Scarlatti en 1685. Une autre sonate ressemble à une pièce écrite par Schumann. Aline Zylberach a été la première à enregistrer en CD les sonates de Scarlatti au piano forte, elle n’a hélas malheureusement pas pu figurer dans le film, mais elle a ouvert un chemin qui va dans le même sens que j’ai voulu donner dans ce film : celui de faire connaitre les différents timbres possible qui mettent en valeur la musique pour clavier de Scarlatti, faisant ainsi entendre la richesse et diversité expressives de son œuvre. Aujourd’hui j’ai eu la chance de jouer sur un clavecin italien qui a presque 400 ans pour le film, Le fameux Polizzino de Jean-Michel Renard, collectionneur et expert en instruments anciens. Qu’adviendra-t-il de cet instrument dans 400 ans ? L’état du bois ne permettra peut-être plus d’être touché au risque de voir l’instrument s’effondrer comme un château de carte. Aussi, faut-il enregistrer ces instruments pour en garder la mémoire sonore ? Si la Cité de la Musique a commencé ce travail récemment au musée du C.N.S.M.P avec Naïve, les collections restent nombreuses. Les clavecins espagnol et portugais sont malheureusement absents dans le film, je suis allée jouer le (clavecin) Antunes au château de Finchcock dans le Kent en Grande-Bretagne, mais il demandait un peu de restauration... Les domaines et sujets qui n’ont pas été exploités feront le sujet d’un second film. Le concept de ce film documentaire musical est nouveau (on connait les films autour de Bach), on filme les concerts, les opéras et il y a très peu de films documentaires musicaux en DVD concernant la musique dite ancienne et pourtant c’est un outil pédagogique très pratique et très fonctionnel. J’aime beaucoup le travail de Vincent Dumestre, c’est magnifique, mais ce sont des spectacles et ce n’est pas du documentaire. Les champs d’exploitation avec la vidéo sont larges et créatifs.

Quels sont les interprètes, contemporains ou passés, dont l’approche et la lecture de Scarlatti vous touchent le plus ?

La liste est longue ! Au clavecin, j’avoue avoir un faible pour mes collègues Enrico Baiano et Ottavio Dantone pour la passion qu’ils déchainent ou la mélancolie qu’ils expriment. Je suis une inconditionnelle du pianiste Cyprien Katsaris qui joue dans Scarlatti l’Intemporel sur un piano Erard de 1880 de la collection Jean-Michel Renard. L’interprétation visible sur YouTube de la Sonate K141 par Martha Arguerich est formidable et montre le génie de Scarlatti, offrant à l’interprète le plaisir de jouer ses pièces avec une grande liberté : le piano permet une vélocité impossible au clavecin. L’œuvre est devenue autre et c’est extraordinaire. Mais Scarlatti n’a connu comme instrument à clavier le plus tardif, que le piano forte… En matière d’instrument, s’il y avait comparaison, choisissant par exemple les voitures anciennes et contemporaines, imaginez de pouvoir rouler à la même vitesse avec une Bugati 41 ou une Delage comme avec une voisine Bentley d’aujourd’hui… c’est impossible, la mécanique a fait aller plus vite plus loin dans tous les domaines. Par contre, Cziffra a une interprétation plus proche de l’esprit du XVIII siècle, plus intime mais profonde, c’est sublime, l’équilibre est parfait. YouTube offre de voir Pogorelich jeune, jouant parfaitement mais un peu « à la manière du clavecin », c’est virtuose de jouer ainsi, mais je préfère une interprétation qui transcende l’instrument comme celle d’Arguerich, elle va au delà de l’œuvre et de l’instrument. Si Scarlatti avait connu le piano actuel, il aurait d’une part utilisé toute l’étendue du clavier, et aurait d’autre part écrit encore autrement. Son œuvre s’inscrit bien dans le XVIIIe siècle, et son avance sur son temps, comme l’utilisation de ses pièces sur une multitude d’instruments prouve son intemporalité… Votre question évoque le passé et le présent, et vous avez peu évoqué le futur, quels claviers sonneront dans 100 ans ? Comment alors sonnera Scarlatti? Intemporel je l’espère…

Le site officiel d’Aline d’Ambricourt

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