Avant Rudolf Kempe pour Emi, le grand chef autrichien Karl Böhm, alors au sommet de sa carrière, grava en 1957 une version incomparable d’Une Symphonie alpestre, avec la Staatskapelle de Dresde.

Une Symphonie alpestre demeure sans doute l’une des partitions orchestrales les plus fantastiques de Richard Strauss, et pourtant l’une des plus méconnues au regard d’autres poèmes symphoniques antérieurs du compositeur (Tod und Verklärung, Till Eulenspiegel, Ein Heldenleben). Composée entre 1911 et 1915 par un homme tellement passionné par les hauts sommets montagneux qu’il acheta une maison à Garmisch dans les Alpes bavaroises, Une Symphonie alpestre présente une orchestration particulièrement dense et complexe, à l’exceptionnelle transparence toutefois. Écouter Karl Böhm dans la musique de Richard Strauss, c’est comme puiser à la source. Böhm noua une étroite amitié avec le compositeur et défendit sa vie durant ses opéras, ses œuvres orchestrales, comme en témoignent les nombreux enregistrements qu’il réalisa à la tête du Concertgebouw Orchestra, de la Staatskapelle de Dresde, des Berliner ou encore des Wiener Philharmoniker. Lorsque le chef autrichien grave Une Symphonie alpestre, il se trouve à son sommet, et collabore ici avec un orchestre pour lequel la musique de Strauss représente presque l’alpha et l’oméga de la modernité. Richard Strauss dirigea souvent cet orchestre, en lui conférant dans sa musique un style incomparable, fait de clarté et de souplesse rythmique. Plus de la moitié des opéras du compositeurs furent crées à Dresde par cet orchestre. La Staatskapelle de Dresde, qui conserve aujourd’hui ses couleurs d’il y a cinquante ans (la clarinette !) – un récent concert Schumann de Daniel Harding à Paris l’a encore prouvé –, reste l’orchestre idéal pour cette œuvre de Richard Strauss. L’Alpensinfonie, l’une des partitions les plus virtuoses de tout le répertoire orchestral, a toujours trouvé avec la Staatskapelle son accomplissement suprême : aucun problème technique tout d’abord, une assurance dans la virtuosité absolument confondante, une puissance majestueuse exempte de toute solennité ou de toute gravité statique. À cela s’ajoute la direction même de Karl Böhm, qui « dirigeait la musique de Strauss avec un sens aigu du rythme, des tempi vifs et une grande sensibilité pour la riche palette de couleurs sonores, sans jamais placer les effets de peinture musicale au premier plan. Il n’hésitait pas à souligner l’âpreté de certains alliages de timbres, mettant ainsi en relief la modernité de la musique de Strauss ». (Franzpeter Messmer, extrait de la référence DG, Original Masters, « Karl Böhm conducts Mozart and Strauss). Böhm évite donc la tendance superficielle de l’interprétation héroïque et spectaculaire de la musique de Strauss pour n’en retenir que le substrat poétique. Deux exemples majeurs par exemple dans cette interprétation de l’Alpestre : le premier se trouve au passage « Auf dem Gipfel » (Au sommet) : en ce centre de l’œuvre, la musique se déploie avec une ampleur phénoménale, soutenus par des phrasés larges qui ont le miracle de ne pas jamais contraindre l’architecture globale, mais au contraire de la rendre plus fluide encore. Böhm déchaîne les passions mais garde en tête la possibilité que ce poème symphonique est un véritable opéra sans voix. Il éclaire cette idée en révélant par une sublime inflexion pianissimo (4’35’’) plusieurs parentés avec Le Chevalier à la rose (1911) - et notamment son trio final. Autre exemple, à la toute fin de l’œuvre, au moment de l’Ausklang, à savoir l’énoncé du thème final par les bois (en dialogue avec le cor) : inflexions lyriques, mais en réalité très détachées (sans jamais être hachées naturellement), tout à fait proches en réalité de celles du langage parlé - la voix encore, et sans doute pas n’importe laquelle … - à telle point que les instrumentistes paraissent littéralement essoufflées à la fin de ce grand chant d’amour. Prodigieux ! A l’écoute de cette interprétation, le mélomane pourra thésauriser ce que l’art de Karl Böhm a de remarquable. Y a-t-il encore aujourd’hui un artiste de cette stature pour diriger Strauss ?

NDLR : En studio, avec la Staatskapelle de Dresde, il eut également plus tard Kempe (Emi, un chef sans lequel la discographie de l'oeuvre ne serait pas tout à fait complète), Sinopoli (DG), et Luisi (2008). La Staatskapelle s’y est toujours montrée à son plus haut niveau, à savoir l’un des plus grands orchestres au monde.

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