Voici la transcription d'un entretien avec Germaine Tailleferre, réalisé en 1980 par Georges Hacquard, ancien Directeur de l'Ecole Alsacienne à Paris ; il y est question de la genèse de la superbe cantate Narcisse, chef-d'oeuvre tailleferrien, écrit en étroite collaboration avec P.V.

C'est une histoire abracadabrante, c'est un vrai conte ! Je connaissais déjà Valéry, je l'avais rencontré plusieurs fois à Paris dans ce qu'on peut appeler des soirées mondaines. J'habitais alors le Midi et c'était en 1938. J'habitais Grasse et j'avais là des amis qui recevaient toutes les semaines Paul Valéry. On l'appelait P.V., ils l'appelaient tous P.V. ! Gentil comme tout ; dire du bien de lui, c'est impossible, ce serait une montagne de compliments. Très simple, très agréable à vivre, ne se prenant pas du tout pour le grand Paul Valéry ; si bien que ma fille qui jouait beaucoup avec lui l'appelait le mignon Prince des poètes. Quand il venait déjeuner à la maison, il prenait le seau de ma fille, son chapeau de jardin et il entrait comme cela : "Je viens jouer un petit peu, il faut bien que je m'amuse moi aussi". Et il arrivait en dansant dans le salon où j'étais au piano.

Comment nous en sommes venus à la Cantate du Narcisse ? Je me promenais un jour avec des amis dans les sentiers ravissants de cette campagne remplie d'oliviers et d'aubépines et nous avons rencontré un campement de gitans. Ces gitans nous ont dit la bonne aventure et à moi une vieille gitane m'a dit : "C'est curieux, vous allez recevoir une lettre; vous vous mettrez très fort en colère, parce que vous devrez payer une bonne somme pour cette lettre qui vous cherche depuis des mois. Mais cela vous rapportera pas mal d'argent après, en tout cas beaucoup d'honneurs et vous serez finalement très contente de tout cela." Naturellement, je ne fais pas attention, nous achetons leurs dentelles et ils nous font une véritable réception, ces gitans qui sont toujours habitués à ce qu'on les traite comme des malheureux malfaiteurs. Nous leur avons donné à chacun un petit bouquet d'églantines que nous avions cueillies dans notre promenade et ils nous ont reçus dans ce camp d'une manière extraordinaire. Bref, c'était un excellent souvenir.

A peine j'arrive chez moi, ma bonne me dit (à ce moment-là on avait des bonnes !): "Oh la la, j'ai dû payer 2, 3 ou 10 francs (je ne sais plus) pour cette lettre." Et je lis : Ministère des Arts et de la Culture. Je l'ouvre et c'était une commande que je recevais de l'Etat pour faire une cantate. Alors ça m'a donné un petit peu à penser que les gitanes ne disaient pas toujours des sottises ! Cette lettre me cherchait depuis deux mois, elle avait été de pays en pays pour me trouver et c'est pour cela qu'on avait dû payer des suppléments.

Le lendemain je déjeunais chez les amis qui invitaient Paul Valéry et je raconte mon histoire devant lui : la rencontre des gitans, le camp, la joie de vivre, les danses, les fleurs, la lettre naturellement. Et voilà que Paul Valéry me dit :

"Mais c'est tout à fait ce qu'il me faut!

- Comment ce qu'il vous faut ?

- Oui je voulais justement un compositeur pour qu'il me fasse une cantate. Vous êtes toute désignée, vous allez répondre tout de suite au ministère que vous faites cela avec moi !

- Jamais de la vie, dis-je. Je ne veux pas mettre un seul mot de vous en musique. Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez là ? Il n'en est pas question !

- Si, si, si, si, si. Vous le ferez ! J'ai écrit un Narcisse, c'est l'histoire de Narcisse et des nymphes, c'est précisément fait en vue d'une cantate. Je réfléchis jusqu'à demain : demain je vous dirai ce qu'on va faire, n'écrivez pas avant. D'ailleurs c'est moi qui écrirai à votre place !"

Tout cela avec un petit ton d'une autorité, mais charmante, gentille ! Et moi, j'étais absolument bouleversée à l'idée de mettre les vers de Valéry en musique.

Le lendemain, il vient me voir :

"Eh bien voilà: j'ai décidé. J'ai relu mon Narcisse, ça va aller très bien; c'est moi que vous prenez pour votre texte. Seulement je ne veux pas que vous fassiez une cantate pittoresque, avec des flûtes et des harpes, sous prétexte qu'il s'agit de Narcisse. Je veux que vous fassiez cela dans le style de Grétry ou de Gluck. Des chœurs, des récitatifs, des chants, des airs, dans l'esprit de Gluck. Voilà ce que je veux. Si vous acceptez, alors tout de suite on le fait ensemble.

- Dans ces conditions, je le veux bien parce que ce ne sera pas du Germaine Tailleferre. Recréer musicalement une atmosphère d'époque, cela je peux le faire; c'est simplement le métier et le goût qui peuvent me guider, si toutefois j'ai du métier et du goût."

Voilà comment j'ai fait la Cantate du Narcisse.

Le texte venait d'être écrit. Il y avait déjà eu plusieurs versions. Valéry avait écrit plusieurs fois des fragments ; il était vraiment habité par le sujet depuis sa jeunesse, et il avait à cette époque près de 70 ans. Il m'a donc communiqué son "livret", feuillet par feuillet. On lisait les feuillets ensemble un par un, on se promenait, il m'expliquait, il me disait le genre de musique qu'il voulait, scène par scène. Si je ne lui demandais jamais, quant à moi, de modifier quoi que ce soit de son texte, tant j'étais pétrie d'admiration, en revanche, il me demandait très souvent des changements. Il disait : "Ici ce n'est pas du tout ça." Je me rappelle par exemple la troisième scène, que je trouvais un peu ratée. Je disais : "C'est embêtant, je ne peux pas y arriver." Il m'a dit : "Il faut la refaire. Mais il ne faut pas vous inquiéter ; moi je l'ai refaite aussi et je crois bien qu'elle sera toujours ratée. Il y a des choses comme ça, on a beau les refaire, c'est toujours raté ; mais c'est aussi bien raté de mon côté que du vôtre ! On le refait !"

Il a refait son texte ; moi, j'ai refait ma musique. Il m'a dit : "C'est mieux, mais ce n'est tout de même pas encore cela ; c'est de la faute de l'oeuvre. Il fallait qu'il y ait cette scène-là." C'était donc la troisième de la cantate, la rencontre de Narcisse avec la nymphe. La première scène, c'est le chœur des nymphes qui se lamentent sur le beau Narcisse qui ne veut rien savoir ; la seconde, c'est une sorte de confession de Narcisse, c'est un air. Il se présente et dans la troisième scène, la nymphe, qui est très amoureuse de lui, vient lui adresser la parole, pour avoir un petit contact ! Alors ils ne sont pas du tout d'accord. C'est cette scène qui a posé quelques problèmes. Et puis il y en a une autre, quand le pauvre Narcisse est battu et réduit en miettes par les nymphes. Je l'avais faite dans un style qui ne convenait pas à Valéry. Il m'a dit : "Celle-là, nous allons la refaire tous les deux." Alors il m'a lu son texte et moi j'ai pris le rythme en même temps : «Assez, Nymphes, cessez d'exercer votre rage». J'ai noté le rythme de sa diction et je l'ai joué au piano ensuite : c'était fait, ça a été fait en dix minutes, cet air-là. C'était exactement ce qu'il voulait et moi je le suivais.

Dans cette oeuvre, il y a donc un chœur de femmes à quatre voix, une soliste (soprano dramatique), un soliste (baryton martin) et l'orchestre est un orchestre à cordes, avec timbales pour donner les résonances. Pas de pittoresque du tout, c'est vraiment l'écriture pure. Il n'y a ni ouverture, ni interludes musicaux, ça commence par le choeur, tout est chanté. Elle dure quarante minutes. C'est très spécial. C'est ce genre de classique avec un peu d'assaisonnement que j'aime dans l'harmonie, mais qui reste dans une grande ligne classique. Je n'avais encore jamais écrit pour la voix de façon aussi importante. Je n'avais aucune difficulté à cet égard, mais j'avais quand même très peur. Eh bien, pourtant, dans ces conditions, avec quelqu'un de si gentil, de si attentif, qui vous aide j'étais tout de même très à l'aise.

La composition a duré à peine quelques mois, je travaille très vite. Nous nous voyions, Valéry et moi, à peu près toutes les semaines, une fois par semaine, une heure ou deux. Je lui montrais ce que j'avais fait, je le lui jouais au piano, je fredonnais. Il suivait sur la partition. Ça a été pour moi très agréable à faire, et un très bon souvenir. Ma tristesse, c'est qu'il ne l'ait pas entendue au moment de la création. L'œuvre a été créée par un jeune chef d'orchestre qui était à la Radio de Marseille, qui s'appelait Giardino. C'était pendant le guerre, en plein 41-42, et Valéry était à Paris. La Cantate a été créée à la radio de Marseille avec des artistes qui étaient parisiens : toute la radio était repliée. Plus tard à Paris, Cortot l'a dirigée, la Nymphe était chantée par Maria Branèze. On l'a également jouée à Lyon, dirigée par Jean Witkowski, avec Ginette Guillaumat et Jean Planel. Puis elle a été jouée en Suisse et à Londres. A Londres, sous la direction de Beecham, avec Janine Micheau et, dans le rôle de Narcisse, Bernard Lefort. Désormières l'a également dirigée. Toujours à la Radio : la cantate n'a jamais été jouée en public. Nous n'avons jamais eu l'occasion d'entendre notre oeuvre ensemble. C'était l'Occupation, on passait difficilement, il y a eu une séparation, Valéry à Paris, moi je suis partie en Amérique. Il m'a écrit en évoquant notre Narcisse : "Quelle tristesse, pour ce beau fils de Poésie et de Musique !"

Au moment où nous composions le Narcisse, André Gide habitait notre région, près de Grasse. Il avait toujours des altercations avec Valéry; ils étaient en état de dispute littéraire constante. Il m'a dit un jour: "Je voudrais bien savoir comment vous avez traité la Cantate du Narcisse." Je lui ai dit : "Il ne tient qu'à vous." Il est venu à la maison. Je lui ai joué la Cantate en chantonnant moi-même d'un bout à l'autre et il m'a fait un très grand compliment : "Vous avez clarifié le texte de Valéry." C'est sans doute le plus grand compliment que je pouvais recevoir.